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l'empire du monde leur avait jadis appartenu; il les exhorte à le reprendre sur Jupiter, et à bâtir une ville dans les airs. Son projet est adopté. Les deux Athéniens sont naturalisés; il leur pousse même des ailes, et les voilà métamorphosés en oiseaux. Sur le champ on se met à bâtir Néphélococcygie, ou la ville des Nuées et des coucous. A peine offre-t-on le sacrifice de consécration, qu'une foule d'aventuriers accourent dans l'espoir d'avoir quelque chose à gagner: un pauvre diable de poète, qui versifie en l'honneur de la ville nouvelle, pour attraper un morceau de pain ou un habit; un devin avec ses oracles; Méton le géomètre, qui vient arpenter le terrain, un inspecteur des provinces, un crieur de décrets.

Mais on apprend qu'un dieu a paru dans les airs; les sentinelles, disposées pour garder les passages, arrêtent Iris, la messagère céleste: elle répond qu'elle est envoyée par Jupiter vers les hommes, pour leur enjoindre de sacrifier aux dieux de l'Olympe. Pisthétérus leur fait connaître qu'il n'y a plus d'autres divinités que les Oiseaux, et que le passage à travers la ville nouvelle est interdit aux anciens dieux.

Les hommes envoient une couronne d'or au fondateur de Néphélococcygie; ils accourent pour obtenir droit de bourgeoisie, et se faire donner des ailes. On voit paraître successivement un jeune homme qui attend avec impatience la mort de son père; puis Cinésias, poète dithyrambique, habitué à se perdre dans les nuées; un sycophante vient aussi demander des ailes, afin de poursuivre plus rapidement ses délations. Enfin Prométhée accourt furtivement annoncer la famine à laquelle les dieux sont réduits, par suite du blocus établi par les oiseaux, qui interceptent les offrandes. Neptune, Hercule, et un autre dieu barbare, arrivent en qualité d'ambassadeurs, pour traiter de la paix. Pisthétérus impose pour conditions, que Jupiter rendra le sceptre aux oiseaux, et qu'on lui donnera à lui-même la Souveraineté en mariage. Hercule se laisse bientôt gagner par la gourmandise; ses deux collègues souscrivent à leur tour au traité, et la pièce se termine par le mariage de Pisthétérus avec la Souveraineté.

Cette comédie est une des plus fantastiques d'Aristophane,

et l'intention en paraît d'abord assez difficile à saisir. Elle fut jouée à la deuxième année de la quatre-vingt-onzième olympiade, 415 ans avant Jésus-Christ, la dix-huitième année de la guerre du Péloponnèse, et la première de la guerre de Sicile, vers le temps où Alcibiade, qui commandait l'expédition, fut rappelé pour venir répondre à Athènes sur l'accusation de sacrilége. On sait qu'il ne jugea pas à propos de paraître devant les juges, et qu'il se retira à Sparte, où il exhorta les Lacédémoniens à fortifier Décélie, ville de l'Attique, dont ils firent une place d'armes, et qui devint une position redoutable aux Athéniens. Le père Brumoy a bâti sur ce fait toute l'explication allégoriquede la pièce des Oiseaux. Mais, dans tout le cours de l'ouvrage, rien n'indique la moindre allusion à Décélie. A l'exception d'un mot sur la galère Salaminienne, sur laquelle on ramenait à Athènes les généraux déposés, et qui pourrait s'appliquer à l'aventure d'Alcibiade, il n'y est pas même fait mention de la guerre de Sicile, quoiqu'elle fût déjà commencée. Aristophaneétait contraire à cette guerre, de même que Nicias, bien que celui-ci eût été promu au commandement de l'expédition. Mais il paraît que le poète crut devoir éviter de blesser le peuple, au sujet d'une affaire sur laquelle il n'entendait pas raison.

Lorsque Aristophane prend la peine de faire des allusions, elles sont ordinairement assez claires et assez directes. Si donc on veut soulever le voile de cette allégorie, et se rendre compte du but de la pièce, il ne faut pas en aller chercher si loin l'explication. Il nous semble qu'à une lecture attentive, on y verra une sorte d'utopie comique, une république imaginaire comme celle de Platon, réalisée d'une manière bouffonne. Tout ce qui précède la fondation de la ville n'est que le préambule de l'action. Sans le lien de cette idée générale, la pièce n'offrirait qu'une suite de scènes inintelligibles. Mais de ce point de vue, c'est un cadre ingénieux, où l'esprit satirique du poète se joue à l'aise et passe en revue tous les ridicules. Il met la morale de la ville des Oiseaux en contraste avec les mœurs d'Athènes. Un fils, qui souhaite la mort de son père, reçoit de l'exemple des cigognes une leçon de piété filiale.

L'auteur attaque tour à tour le pédantisme des savants et des philosophes, l'ignorance et l'avidité des devins et des sacrificateurs, les prétentions des poètes, la cupidité des magistrats, les turpitudes des délateurs, enfin les charlatans de toute espèce.

D'un autre côté, ce qu'il y avait de fantastique dans la composition, et l'étrangeté même du spectacle, entrait sans doute aussi pour quelque chose dans l'agrément de la représentation. Nous avons déjà vu que l'emploi des machines était assez fréquent sur le théâtre antique ; et Aristophane, pour égayer son parterre, pouvait bien mettre en scène un choeur d'oiseaux, qui n'offrait rien de plus extraordinaire qu'un chœur de Guêpes, de Grenouilles ou de Nuées.

Enfin un des traits caractéristiques de cette pièce, c'est la hardiesse avec laquelle les dieux y sont tournés en ridicule. Nous avons déjà vu les Nuées détrôner Jupiter, et prétendre qu'il n'y avait pas d'autres dieux que les Nuées. Ici ce sont les Oiseaux qui réclament à leur tour l'empire du monde, et qui se font céder le sceptre par Jupiter. Prométhée raconte que depuis la fondation de Néphélococcygie, les offrandes sont interceptées, et la fumée des victimes n'arrive plus jusqu'aux dieux; aussi meurent-ils de faim. Hercule, qu'on raille sur sa bâtardise et sur sa gloutonnerie, vend tous les droits des dieux à la Souveraineté, pour la promesse d'un bon dîner. Les Oiseaux d'Aristophane obtinrent le second prix; Amipsias le premier, et Phrynichus le trosième.

Voici un extrait de la pièce d'Aristophane; c'est la scène des importuns qui viennent chercher fortune dans la nouvelle ville. UN POÈTE. Muse, célèbre dans tes chants le bonheur de Néphélococcygie.

PISTHÉTÉRUS, « Qu'est-ce que cela veut dire ? qui es-tu?

LE POÈTE. Je suis un chantre dont les vers ont la douceur du miel, un zélé serviteur des Muses, comme parle Homère. PISTHÉTÉRUS, Quoi! tu es esclave, et tu as les cheveux

longs ? 1

4 On voit par là que les esclaves étaient distingués par les cheveux rasés.

LE POÈTE. Non; mais nous autres poètes, nous sommes les zélés serviteurs des Muses, comme parle Homère.

PISTHÉTÉRUS. « Je ne m'étonne pas que tu aies un manteau si usé. Mais, pauvre poète, quel malheureux sort t'amène ici? LE POÈTE. J'ai composé des vers en l'honneur de Néphélococcygie; nombre de beaux dithyrambes et de parthénies, 1 dans le goût de Simonide.

PISTHÉTÉRUS. « Tu as composé des vers, et depuis quand? LE POÈTE. Il y a longtemps, longtemps que je chante cette noble ville.

PISTHÉTÉRUS. Mais je célèbre à l'instant même le sacrifice de sa consécration! 2 je ne fais encore que lui donner un nom, comme à un enfant nouveau-né.

LE POÈTE. « La parole des Muses est prompte et vole comme les coursiers rapides. Mais, ô mon père, fondateur de la ville d'Etna, 3 toi qui partages les honneurs sacrés, accorde-moi avec bienveillance les biens que tu voudrais pour toi-même.

PISTHÉTÉRUS. « Ce maudit poète ne nous laissera pas en repos, si nous ne lui donnons quelque chose, pour nous débarrasser de lui. Holà, toi, 4 qui as un surtout de peau et une tunique, donne un des deux au poète. Tiens, prends ce sur

tout; aussi bien tu parais tout transi.

LE POÈTE. Ma muse reçoit volontiers ce présent; mais prête une oreille attentive à ce chant pindarigue. 5

PISTHÉTÉRUS.

de lui.

Le maudit homme! il ne nous délivrera pas

LE POÈTE.‹ Parmi les Scythes nomades erre l'infortuné Straton, qui ne posséde pas un léger tissu pour se vêtir; mais il s'en va sans gloire et sans tunique. paroles?

1 Vers chantés par des chœurs de jeunes filles.

2 Le dixième jour.

Comprends-tu ces

3 Aristophane intercale ici un passage de Pindare sur Hiéron, fondateur de la ville d'Etna. En même temps il parodie les formes du style lyrique.

Il s'adresse à des assistants, peut-être à un des esclaves, ou même au prêtre selon M. Boissonnade.

5 Pindare avait reçu d'Hiéron des mulets. Il lui demandait encore un char par les vers que notre poète a parodiés.

PISTHÉTÉRUS. « Oui je comprends que tu veux la tunique. Allons, dépouille-toi; il faut rendre service anx poètes. Prends, et va-t-en.

LE POÈTE. Je m'en vais, et en même temps je composerai ces vers en l'honneur de votre ville: « Dieu au trône d'or, chante la ville aérienne et transie de froid; j'ai visité ces plaines couvertes de neige et fertiles. 1 Tral la la la! (Il s'en va.)

PISTHÉTÉRUS. « Oui, mais avec cette tunique te voilà bien défendu contre le froid. Par Jupiter! je n'aurais jamais cru que cet homme entendît sitôt parler de notre ville. (Au prêtre.) Reprends l'aspersoir, et fais le tour de l'autel.

LE SACRIFICATEUR. Faites silence!

UN DEVIN. Ne touche pas au bouc. 2
PISTHÉTÉRUS. « Qui es-tu ?

LE DEVIN. Moi? un devin.

PISTHÉTÉRUS. Va te promener.

LE DEVIN. Mon cher, ne méprise pas les choses divines : il y a un oracle de Bacis qui concerne clairement Néphélococcygie.

PISTHÉTÉRUS. « Que n'en parlais-tu donc avant que j'eusse bâti cette ville?

LE DEVIN. Le ciel ne me le permettait pas.

PISTHÉTÉRUS. ‹Mais il n'y a rien de tel que d'entendre les paroles mêmes de l'oracle.

LE DEVIN. Quand les loups et les vieilles corneilles habiteront ensemble l'espace qui sépare Corinthe et Sicyonne.... >

PISTHÉTÉRUS. « Qu'est-ce que les Corinthiens ont de commun avec nous ?

LE DEVIN. Par ces mots, Bacis veut parler de l'air. « Que d'abord on immole à Pandore un bélier à la toison blanche; et que le devin qui annoncera le premier mes paroles, reçoive un riche manteau et des souliers neufs. »

PISTHÉTÉRUS. Les souliers y sont aussi?

LE DEVIN. Tiens, lis: « Et il faudra lui donner une coupe

1 Galimatias poétique.

* Que le sacrificateur se disposait à immoler.

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