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SILÈNE.

» J'ai aussi du fromage de lait caillé, et du lait de vache.

ULYSSE.

>> Apportez tout cela ici; le grand jour est nécessaire pour acheter.

SILÈNE.

>> Mais, dis-moi, combien me donneras-tu d'or en échange?

ULYSSE.

› Ce n'est pas de l'or, mais la liqueur de Bacchus, que je t'offre.

SILÈNE.

>> O doux propos!... La liqueur dont nous sommes privés depuis si longtemps?

ULYSSE.

› C'est même un vin que Maron m'a donné, Maron, le fils du Dieu.

SILÈNE.

› Lui que j'ai élevé, que j'ai porté dans mes bras?

ULYSSE.

› Le fils de Bacchus, afin qu'il ne te reste aucun doute.

SILÈNE.

» Ce vin est-il resté dans la cale du navire, ou bien l'as-tu avec toi?

ULYSSE.

› C'est cette outre que tu vois, ô vieillard, qui le contient.

SILÈNE.

> Il n'y en a pas de quoi remplir ma bouche.

ULYSSE.

> J'en ai encore deux fois autant qu'il en coulera de cette outre.

SILÈNE.

>> La belle source que tu m'offres ! elle me réjouit le cœur.

ULYSSE.

> Veux-tu que je te fasse d'abord goûter un peu de ce vin pur?

SILÈNE.

› Tu as raison; la dégustation attire le chaland.

ULYSSE.

» J'ai apporté fort à propos une coupe avec mon outre.

SILÈNE.

› Allons, verse à grand bruit, afin qu'après avoir bu j'en conserve le souvenir.

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› Goûte-le à présent, afin de ne pas louer seulement en paroles.

SILÈNE.

› Bon! bon ! Bacchus m'invite à danser. Ah! ah! ah!

ULYSSE.

› A-t-il arrosé ton gosier comme il faut?

SILÈNE.

» Je le sens jusqu'au bout des ongles.

ULYSSE.

» En outre, je te donnerai aussi de l'argent.

SILÈNE.

» Lâche-moi seulement l'outre, et garde ton or.

ULYSSE.

› Apportez à présent vos fromages et vos moutons.

SILÈNE.

Je vais le faire, sans me soucier de mon maître; car pour boire un seul coup, je donnerais de bon cœur tous les troupeaux des Cyclopes; et je consens à être précipité dans la mer du haut du rocher de Leucade, une fois que l'ivresse aura épanoui mon visage. Il faut être fou pour ne pas aimer à boire: en buvant, on se livre. . au plaisir de la danse, et à l'oubli des maux ; et je ne caresserais pas ce délicieux breuvage, en me moquant de la bêtise du Cyclope et de son œil unique! ›

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(Il entre dans la grotte pour chercher le fromage et les moutons).

Au moment où va se conclure le marché d'Ulysse avec Silène, on voit venir le Cyclope. Tous tremblent, et le héros lui-même parle de fuir et de se cacher; mais, lorsqu'il en comprend l'im

possibilité, il fait bravement face au péril. La tragédie, d'après l'épopée, lui a prêté partout ce genre de résolution, et nulle part il ne l'exprime plus noblement qu'ici :

< Troie aurait trop à gémir, si nous fuyions devant un seul homme. Que de fois mon bouclier n'a-t-il pas soutenu l'effort d'une foule de Troyens ? S'il nous faut mourir, mourons généreusement; ou si nous sauvons notre vie, que ce soit aussi en sauvant notre gloire. >

Enfin arrive Polyphème, interrogeant, grondant, menaçant, en maître de maison d'un service difficile. La peur des Satyres se cache sous des facéties par lesquelles ils parviennent quelquefois à dérider leur terrible maître.

<< Le dîner est-il prêt? - Il l'est, fais seulement que ta mâchoire le soit aussi. - A-t-on rempli de lait les cratères ? Tu peux en boire, si tu le veux, tout un tonneau. Sera-ce du lait de brebis, du lait de vache, ou tous deux ensemble? - Tout ce qu'il te plaira : Seulement ne va pas m'avaler en même temps. - Je n'ai garde: vous me feriez mourir, gambadant, gesticulant encore dans mon estomac. »

La plaisanterie n'est pas délicate, mais c'est une plaisanterie de Cyclope, et elle a pour nous l'avantage de nous peindre la démarche et la pantomime par lesquelles le chœur des Satyres animait perpétuellement la scène de ce genre de drame.

Tout à coup le monstre aperçoit les étrangers, et auprès d'eux les provisions qu'ils allaient emporter, des agneaux attachés avec des liens d'osier, des vases remplis de fromages: il les prend naturellement pour des voleurs. D'autre part, il remarque que Silène a le front rouge et gonflé: il suppose que ce fidèle serviteur a été battu en voulant s'opposer au larcin. Silène n'a garde de le détromper, bien au contraire; et quand le Cyclope, que ces faux rapports ont de plus en plus irrité, ordonne les apprêts de l'horrible repas qu'il médite, disant, en gastronome blasé, qu'il est las de gibier, rassasié de cerfs et de lions, que depuis bien longtemps il n'a pas mangé de chair humaine, Silène va jusqu'à l'encourager à ce changement de régime. On le voit, le ministre de Bacchus n'est pas plus flatté dans cette pièce que,

dans les Grenouilles d'Aristophane, Bacchus lui-même : il y est représenté comme un ivrogne, un poltron, un effronté menteur, qui veut se tirer d'affaire aux dépens d'autrui; il risquerait fort de révolter, si, dans la naïve expression de ses goûts sensuels, de sa lâcheté, de son désir de se sauver à tout prix, ce n'était la gaieté qui dominait.

C'est merveille de voir comme s'entrelacent habilement, dans cette petite pièce, les émotions diverses de la comédie et de la tragédie. Le poète fait, pour quelques instants, diversion à la gaieté, par la noble et touchante prière d'Ulysse. Polyphème est fils de Neptune, à qui les Grecs ont élevé des temples sur tous leurs rivages; il habite une contrée qu'on peut regarder comme grecque; qu'il ait pitié de compatriotes assez éprouvés par le malheur; qu'il respecte des suppliants, qu'il protége des hôtes ; qu'il craigne, par un acte impie, d'offenser les dieux! On ne peut parler plus éloquemment; mais c'est de l'éloquence en pure perte. Silène, persistant dans son rôle de complaisant, conseille au Cyclope, quand il mangera Ulysse, de le manger tout entier, sans oublier sa langue qui fera de lui un orateur, et comme s'il l'était déjà devenu, Polyphème, reprenant un à un les arguments d'Ulysse, s'applique à les réfuter dans un discours suivi, où le mépris des lois divines et humaines est érigé par l'ogre sophiste en système de sagesse pratique, en philosophie, en religion.

Il faut citer ce discours de Polyphème, exemple frappant de la gaieté spirituelle, et aussi de la grossièreté hardie qui se rencontraient, qui se touchaient, dans les productions, si étranges pour nous, du drame satyrique.

‹ La richesse, chétif mortel, est le dieu des sages: tout le reste n'est que vanité et belles paroles. Que m'importent à moi les promontoires consacrés à mon père? Et pourquoi m'en fais-tu un si pompeux étalage? Etranger, la foudre de Jupiter ne me fait point trembler; je ne sais point que Jupiter soit un Dieu plus puissant que moi: au surplus, je ne m'en soucie guère. Et pourquoi je ne m'en soucie pas, le voici: Si ce dieu verse la pluie du haut du ciel, j'ai sous ce rocher un abri solide et couvert; j'y mange un veau rôti ou quelque bête sauvage, et j'arrose

mon ventre étendu, en vidant une amphore pleine de lait ; et je frappe dessus, rivalisant, par ce bruit, avec le tonnerre de Jupiter. Et lorsque le Thrace Borée verse la neige à gros flocons, je couvre mon corps de peaux de bêtes, je fais grand feu, et je me ris de la neige. La terre, de gré ou de force, fait naître de l'herbe pour engraisser mes troupeaux. Je me garde bien de les immoler à d'autres dieux qu'à moi-même et à mon ventre, qui est le plus grand des dieux. Boire et manger chaque jour, et ne s'inquiéter de rien, voilà le Jupiter des sages. Que ceux qui ont établi des lois, et embarrassé la vie humaine de mille soins inutiles, soient maudits. Je ne cesserai point, pour leur plaire, de me réjouir le cœur, et je ne t'en croquerai pas moins. Voici donc les dons de l'hospitalité que je t'offre, afin d'être irréprochable devant toi: un bon feu, et cette marmite de la maison de mes pères, qui te fera bouillir à merveille et te vêtira chaudement. Allons, entrez là dedans; allez à l'autel du dieu de cette caverne, et préparez-moi un bon festin.

On sera curieux de voir comment Ulysse parvient à énivrer Polyphème.

ULYSSE.

« Cyclope, écoute-moi, car je connais dès longtemps ce Bacchus que je t'ai donné à boire.

LE CYCLOPE.

> Et ce Bacchus passe donc pour un dieu?

ULYSSE.

Un très grand dieu, qui procure aux hommes de doux plaisirs.

LE CYCLOPE.

› J'ai, en effet, beaucoup de plaisir à le roter en ce moment.

ULYSSE.

> Tel est ce dieu bienfaisant; il ne fait de mal à personne.

LE CYCLOPE.

› Mais comment un dieu peut-il se plaire à demeurer dans une outre?

ULYSSE.

» En quelque lieu qu'on le place, il y reste content.

LE CYCLOPE.

› Il n'est pourtant pas convenable que les dieux habitent dans des peaux.

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