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CHAPITRE HUITIÈME.

DU DRAME SATYRIQUE ET DE LA COMÉDIE SICILIENNE.

Origine du drame satyrique. — Le Cyclope d'Euripide. — Réflexions.- Comédie sicilienne.

La première fois qu'un auteur tragique s'avisa de mettre en scène une fable qui ne se rapportait pas à Bacchus, le parterre (pour nous servir d'une expression moderne,) s'écria: Cela n'a rien de commun avec Bacchus. Néanmoins la hardiesse de ce poète trouva des imitateurs, et bientôt Bacchus partagea l'empire de la scène avec toutes les divinités de l'Olympe et tous les héros de la mythologie. Il paraît que ce fut pour expier ce manque de respect montré à l'inventeur du vin, et pour revenir, pour ainsi dire, à la constitution primitive de la tragédie, qu'on imagina le drame satyrique, genre de poésie aussi étranger à nos mœurs qu'à nos littératures.

:

Le drame satyrique tenait à la fois de la tragédie et de la comédie de la tragédie par les sujets qu'il puisait dans la mythologie et dans l'histoire héroïque de la Grèce; de la comédie, par les personnages qu'il admettait, par le dénouement qui n'était jamais funeste, par les traits, les bons mots, la bouffonnerie qui faisaient son principal mérite. Des Satyres formaient le choeur et en étaient une partie obligée. Ces pièces où la verve et les licences populaires s'échappaient en lazzis, souvent plus grossiers qu'ingénieux, cachaient aussi, sous ce masque grotesque, des principes de morale et des allusions politiques qui n'en

étaient pas l'attrait le moins piquant. C'est ce qui explique ce passage d'Horace :

Carmine qui tragico vilem certavit ob hircum,

Mox etiam agrestes satyros nudavit, et asper
Incolumi gravitate jocum tentavit.

Le drame satyrique n'était pas toutefois une simple imitation de la comédie et de la tragédie; il s'en distinguait par des formes particulières, par des rhythmes qui lui étaient propres, par une fable plus simple, par une action plus courte. C'était la petite pièce qu'on donnait après les tragédies, pour égayer et délasser les spectateurs:

Eo quòd

Illecebris erat et gratâ novitate morandus

Spectator.

En outre le chœur des Satyres et des Silènes prenait part à l'action, et exécutait des danses vives et sautillantes, qu'on appelait sicinnes. La scène était ou la place publique, ou quelque forêt, une montagne, les bords de la mer, etc.; afin que le chœur rustique pût s'y déployer en liberté.

Le drame satyrique ne fut longtemps qu'un choeur, comme l'avait été la tragédie. Longtemps il conserva les traces et les allures de son origine; mais enfin, Chœrilus, Eschyle et Pratinas, poètes tragiques, lui donnèrent un caractère plus décent, une forme plus régulière. Eschyle en composa quinze. Aristias n'excella pas moins dans ce genre que perfectionnèrent Sophocle, Achous, Xenoclès, Philoclès, Euripide et Hégémon, surnommé la Lentille.

Hégémon de Thasos ajouta un nouvel agrément au drame satyrique, en parodiant de scène en scène des tragédies connues; ces parodies que la finesse de son jeu rendait très piquantes, furent extrêmement applaudies et souvent couronnées. Un jour qu'il donnait sa Gigantomachie, pendant qu'un rire excessif s'était élevé dans l'assemblée, on apprit la défaite de Nicias en Sicile. Hégémon voulut se taire, mais les Athéniens immobiles à leurs places, se couvrirent de leurs manteaux, et après avoir donné quelques larmes à la perte de leurs parents, ils n'en

écoutèrent pas avec moins d'attention le reste de la pièce. Ils dirent depuis, qu'ils n'avaient point voulu montrer leur faiblesse, et témoigner leur douleur en présence des étrangers qui assistaient au spectacle.

Philoxène, poète lyrique, est aussi rangé parmi les auteurs de drames satyriques. Il persiffla Denys le tyran dans une pièce nommée le Cyclope, pièce du reste plus semblable à la satyre latine qu'au drame grec.

Le Cyclope d'Euripide est le seul drame satyrique qui nous soit parvenu. Le sujet de cette pièce est pris dans l'Odyssée d'Homère : c'est Ulysse privant Polyphème de son œil unique, après l'avoir énivré. Pour lier ce sujet à un choeur de Satyres, le poète suppose que Silène et ses fils les Satyres, cherchant par toutes les mers Bacchus enlevé par des pirates, ont échoué sur les côtes de la Sicile où ils sont tombés entre les mains de Polyphème. Le Cyclope en a fait ses esclaves et s'en sert pour garder ses brebis. Ulysse ayant été jeté sur la même côte, ils se liguent avec lui contre leur maître; mais leur poltronnerie le seconde mal dans l'exécution de son entreprise. Ils profitent de sa victoire et s'embarquent avec lui.

On va voir comment le tragique et le comique se mêlent dans ce genre de drame. Ulysse arrivé près de la grotte de Polyphème, rencontre les Satyres et engage avec eux le dialogue suivant :

ULYSSE.

< Etrangers, pourriez-vous nous dire s'il est quelque fleuve en ces lieux où nous trouverons une eau courante pour étancher notre soif, et si quelqu'un veut vendre des vivres à des nautoniers dans la détresse ? Mais quoi? On dirait que nous avons abordé sur une terre consacrée à Bacchus. Je vois une troupe de Satyres à l'entrée de cette grotte. Salut d'abord au plus âgé d'entre eux.

SILÈNE.

» Salut, ô étranger! Dis-nous qui tu es, et quelle est ta patrie.

ULYSSE.

> Ulysse d'Ithaque, et roi des Céphalléniens.

SILÈNE.

» Je connais le beau parleur, le fils rusé de Sisyphe. 1

ULYSSE.

>>> C'est moi-même; mais ne m'insulte pas.

SILÈNE.

› D'où viens-tu pour aborder en Sicile?

ULYSSE.

» D'Ilion, de la laborieuse guerre de Troie.

SILÈNE.

› Comment? tu ne savais donc pas le chemin de ta patrie?

ULYSSE.

» Les vents et les tempêtes m'ont jeté malgré moi sur ce rivage.

SILÈNE.

› Ah! Ah! tu as éprouvé le même sort que moi.

ULYSSE.

» Est-ce donc aussi malgré toi que tu es venu en ces lieux ?

SILÈNE.

> Oui ; je poursuivais les pirates qui ont enlevé Bacchus.

ULYSSE

› Quel est ce pays, et qui sont ceux qui l'habitent ?

SILÈNE.

» Ce sont ici les hauteurs de l'Etna, le lieu le plus élevé de la Sicile.

ULYSSE.

>> Où sont les murs et les remparts de la ville?

SILÈNE.

> Il n'y en a point: ô étranger, ces monts ne sont pas peuplés par des hommes.

ULYSSE.

› Par qui sont-ils donc habités? par des bêtes sauvages?

SILÈNE.

› Des Cyclopes en habitent les cavernes : ils n'ont point de maisons.

ULYSSE.

>> A qui obéissent-ils? ou bien le gouvernement est-il populaire?

1 Il y a une intention malicieuse dans cette réponse; car Ulysse était fils de Laerte; mais Antichée, sa mère, passait pour avoir eu un commerce illégitime avec Sisyphe.

SILÈNE.

› Ce sont des bergers nomades: aucun n'obéit en rien à au

cun autre.

ULYSSE.

› Cultivent-ils l'épi de Cérès ? Sinon, de quoi vivent-ils ?

SILÈNE.

› De lait, de fromages, et de la chair des moutons.

ULYSSE.

› Possèdent-ils la liqueur de Bacchus, le jus de la vigne?

SILÈNE.

› Non : ils habitent une terre ingrate.

ULYSSE.

» Sont-ils amis des étrangers, et respectent-ils les droits sacrés de l'hospitalité ?

SILÈNE.

Pour eux, le mets le plus agréable est la chair des étrangers.

ULYSSE.

› Que dis-tu ? Ils aiment à manger de la chair humaine?

SILÈNE.

⚫ Personne n'arrive ici qu'il ne soit bientôt égorgé.

ULYSSE.

› Mais où est le Cyclope lui-même ? Est-il dans cette caverne?

SILÈNE.

» Il est absent; il poursuit, avec ses chiens, les bêtes sauvages sur l'Etna.

ULYSSE.

>> Sais-tu ce qu'il faut que tu fasses pour que nous nous échappions de cette terre ?

SILÈNE.

› Je ne sais pas, Ulysse; mais il n'est rien que je ne fasse pour toi.

ULYSSE.

› Vends-nous les vivres dont nous avons besoin.

SILÈNE.

› Je ne puis t'offrir, comme je te l'ai déjà dit, que la chair de ces animaux.

ULYSSE.

› C'est très bon, et suffisant pour apaiser la faim.

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