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pareille matière, l'autorité, reconnaissait sous le nom de tragédie simple, la distinguant ainsi de la tragédie implexe, qui lui succéda et qui est devenue la nôtre. Expliquons ces deux mots dans lesquels se résument les deux premiers âges de l'art tragique des grecs, les deux poètes qui représentent l'un et l'autre.

Sans doute, comme toute tragédie, la tragédie d'Eschyle reposait sur un fait unique, entier, d'une certaine étendue; ce sont là les termes les plus généraux, sous lesquels tout le monde comprend, depuis qu'Aristote l'a expliqué, le caractère de l'action dramatique. Mais le développement de ce fait indispensable n'occupait, dans ses ouvrages, que bien peu de place; il n'excitait qu'à un degré très-faible le sentiment de la curiosité, qui, en général, n'a jamais été chez les Grecs l'émotion dominante des représentations théâtrales, tandis que c'est au contraire le plus vif attrait qu'offre le théâtre à l'imagination des modernes. Sophocle et Euripide ne cherchent pas comme nous à faire naître l'attente, l'inquiétude, la surprise; ils n'enchaînent pas très-fortement leur scène, ne donnent point à leurs drames un mouvement très-rapide; et toutefois, ils ont une marche régulière, progressive, attachante, des situations nombreuses et variées, des révolutions, des péripéties. Quant à Eschyle, il n'a rien de tout cela, ou du moins ce qu'il en a ne se rencontre dans ses ouvrages que par exception, et marque seulement le progrès insensible de l'art vers une forme nouvelle, et, il est juste d'en convenir, plus parfaite. Ses drames ne sont guère qu'une sorte de cantate, dont l'introduction successive de ses rares personnages montrés en général une fois seulement, renouvelle de temps en temps le motif épuisé. L'action, sans incidents, s'y réduit assez généralement à une exposition et à un dénouement : c'est-à-dire qu'il n'y a pas proprement d'action. Qu'y trouve-t-on? l'expression d'une seule idée, d'un seul sentiment, d'une seule situation, un développement uniforme, mais qui excite toutefois dans l'âme, par l'artifice d'une habile gradation, une émotion, un trouble toujours croissants; une pitié et surtout une terreur à chaque instant plus profonde et plus douloureuse; le sentiment d'une admiration,

d'un étonnement, d'une stupeur qui vous retiennent comme immobiles à la vue de ces formes majestueuses, de ces proportions gigantesques qu'il prête à la nature humaine, du sombre et imposant tableau où il exprime les grands accidents du sort. Voilà, en quelques mots, la constitution et les effets de la tragédie d'Eschyle, tels que les montre l'étude attentive de ses divers ouvrages; voilà le drame qu'il avait créé, et dont il emporta le secret; drame si puissant sur l'imagination des Athéniens, qu'ils n'y renoncèrent pas entièrement, lors même que Sophocle et Euripide les eurent accoutumés à des compositions d'un intérêt plus vif et plus varié; drame que le législateur du théâtre grec, Aristote, après plusieurs générations d'artistes et de systèmes tragiques qui avaient porté l'art au plus haut point de perfection qu'il parut alors pouvoir atteindre, ne crut pas toutefois devoir omettre dans ses classifications, et qu'il désigna sous le nom de tragédie simple, par opposition à celle où se rencontre une peinture plus vive des passions humaines, une plus grande complication d'intérêts et d'incidents, plus d'intrigue, plus de mouvement, et qu'il appelait par cette raison, tragédie implexe.

En attribuant à Eschyle, non pas seulement, comme la plupart des critiques, l'accidentelle beauté de quelques détails énergiques et frappants, mais une conception forte et profonde, l'unité du dessein, la proportion et l'arrangement des parties, en un mot le génie de la composition, qu'on lui a refusé si injustement, nous ne lui accordons rien que démentent ses drames, dont l'ensemble, au premier coup d'œil un peu confus, se révèle cependant par la continuité, par la progression des émotions qu'ils excitent. Ce n'est pas que nous prétendions qu'Eschyle ait eu la connaissance claire et distincte de son art; qu'il ait travaillé sur un plan systématique, suivi des procédés réguliers, des principes positifs, une théorie fixe et arrêtée. Il n'en est pas ordinairement ainsi de ces esprits inventeurs que guide vers le grand, vers le beau, vers les formes propres à les revêtir, une sorte d'instinct secret que, dans leur superstition poétique, ils appellent leur génie et leur dieu. Quel est ce dieu? Ils l'ignorent et ne peuvent le dire. Ce n'est autre chose

toutefois, que le sujet même qu'ils traitent; l'idée dont ils sont possédés et qu'ils s'efforcent de produire au dehors. Déposée, enfermée dans leurs œuvres, cette idée leur communique l'esprit de vie, elle les développe, elle les ordonne en quelque sorte par sa seule vertu. C'est un moule intérieur, sur lequel s'appliquent d'elles-mêmes, à l'insu du sublime ouvrier, ces formes merveilleuses que décrira plus tard la critique, et qu'elle proposera à l'imitation comme le type de l'art. On dirait de l'âme, que Virgile place au centre du monde, animant de sa chaleur féconde ce vaste corps, circulant dans ses veines,et se manifestant enfin dans les phénomènes visibles de la vie, dans la scène variée de la nature.

Quelle est l'idée puissante, créatrice, qui vit au sein d'Eschyle, et qui, passant dans ses compositions, leur imprime ce caractère singulier de simplicité et de grandeur, que n'offre aucun autre monument de l'art tragique?

C'est l'idée de cette divinité terrible, qui, dans l'opinion de ces temps reculés, présidait avec une puissance invincible à toutes les révolutions du monde, aux grands succès, aux grands revers; changeait, au gré d'un aveugle caprice, ou d'une justice sévère, le désespoir en joie, et les triomphes en désastres; répandait du haut de ce trône, d'où elle régnait despotiquement sur les hommes et même sur les dieux, les biens et les maux, les châtiments et les récompenses; du destin, en un mot, expression poétique, personnification religieuse de cette irrévocable fatalité, qui régne dans les choses humaines; image imparfaite, représentation confuse de cette puissance meilleure qu'accompagnent toujours la sagesse et la justice, et qu'une croyance plus digne de la divinité nous fait adorer sous le nom de providence.

Voilà l'idée dominante des compositions d'Eschyle, l'idée qui les remplit et les constitue; elle obsède', elle fatigue l'imagination du poète, qui se travaille sans cesse à l'exprimer : c'est comme un esprit malfaisant qu'il force par ses évocations de paraître sous une forme visible, avec un corps et un visage. Elle devient, tout abstraite qu'elle est, une sorte de personnage vivant et agissant, le héros de son drame, et comme son drame lui-même.

De là, l'effroi et la stupeur dont on se sent saisi à une apparition si redoutable, et dont les mouvements progressifs suppléent par leur gradation à cette succession d'incidents, à ces peintures suivies de passions et de caractères que ne connaissait point encore la tragédie.

De là, l'extrême simplicité d'une fable qui n'offre jamais autre chose qu'un coup subit et imprévu du sort, que le tableau rapide d'une catastrophe fatale.

De là, la grandeur démesurée des personnages mis aux prises avec un tel adversaire, leur fière immobilité sous la main qui les écrase et qu'ils bravent.

De là, cette pompe majestueuse, ces éclatantes images, ces figures hardies, ces pensées sublimes, ce style énergique, impétueux, d'un tour si inusité, si extraordinaire, qu'appelle ordinairement un si grand, si étrange spectacle.

Ainsi se forma, sous l'empire d'une seule idée, une tragédie dont les monuments marquent la première époque de l'art; tragédie simple comme le dit Aristote, si on la considère dans son ordonnance; terrible, grande, et comme colossale, si on regarde au style de la composition et à ses effets; tragédie dont le système, qu'on nous permette ce mot, s'explique tout entier par les opinions religieuses des Grecs dans ces temps antiques, par leur croyance à la fatalité.

Mais déjà s'annonçait, au sein même de cette constitution primitive, une autre tragédie. L'action dramatique, si étroitement circonscrite, avait fait quelques pas hors du cercle qui la retenait captive, et semblait aspirer à s'ouvrir une carrière plus spacieuse. Ces ébauches de caractères, jetées d'abord à si grands traits, avec tant de vigueur et d'audace, avaient pris insensiblement une forme plus harmonieuse et plus pure. Des développements nouveaux avaient permis à la passion de se répandre, de s'épancher avec plus de liberté et de mouvement. Quelques tableaux d'une grâce ravissante, bien que rude et sauvage encore, étaient venus tempérer, par des émotions plus douces, l'horreur des représentations qui semblaient les visions d'un songe; aux cris de l'épouvante, aux éclats du désespoir, se mêlaient les accents d'une plainte mélancolique et pénétran

te; un dialogue vif, rapide, entraînant, plein de vie et de vérité, se faisait jour à travers les longueurs des intermèdes et du récit, la pompe solennelle de l'épopée, les transports, les écarts de l'ode et du dithyrambe; tout était prêt pour produire cette tragédie simple et variée, grande et belle, terrible et touchante, élevée et naïve, qui était encore à naître. Dans Eschyle, on pouvait apercevoir Sophocle, et ce dernier s'y voyait sans doute, lorsqu'il disait avec cette conscience de son génie qui n'avait parlé que confusément à son devancier, avec ce sentiment de l'art que lui avait donné la méditation de ses premiers essais: Eschyle fait ce qui est bien; mais il le fait sans le savoir. ›

Sous sa main habile, se rassemblèrent en un tout harmonieux et régulier ces éléments confus d'une tragédie encore inconnue. Mais comme une seule idée avait présidé à la conception et à l'ordonnance des compositions d'Eschyle, une seule idée détermina l'esprit et la forme des compositions de Sophocle, et renouvela entièrement l'art dramatique, par une manière toute nouvelle de comprendre et de peindre le cours des choses humaines. Eschyle les avait vues soumises à une invincible fatalité; Sophocle y aperçut davantage le jeu de nos passions et de nos facultés. A cette cause merveilleuse que le premier avait montrée avant tout dans les événements, le second substitua ces ressorts naturels que découvrent la réflexion et l'expérience à un âge plus éclairé.

Les premiers Grecs, dont la poétique ignorance avait personnifié toutes les forces de la nature, avaient donné un caractère divin à cette force aveugle que nous nommons hasard, cessité; ils en avaient fait le destin, dieu suprême, dont les hommes et les dieux eux-mêmes n'étaient que les instruments, ou les victimes; qui réglait par ses obscurs et immuables décrets l'ordre entier des accidents de la vie. Le destin régna longtemps dans la poésie et même dans l'histoire : Hérodote est en cela tout à fait conforme à Homère et à Eschyle; comme eux, il nous montre au dessus des révolutions du monde une puissance fatale qui les conduit au gré de son empire ou de sa passion, plus rarement selon les lois de la sagesse et de la justice; comme eux

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