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Et si les dieux encore doutent de ma puissance,

Qu'au haut du ciel leur main scelle une chaîne immense Vers la terre un moment, s'ils croyaient m'égaler,

Que leurs efforts unis tentent de m'ébranler :

Ils pèseront en vain, suspendus à la chaine;

Et moi, vous me verriez, seul, entraînant sans peine,
Vous, les cieux et la terre, et les mers à la fois,

Aux voûtes de l'Olympe en attacher le poids.

Ces paroles, reproduites exactement de l'Iliade, offrent un image magnifique du pouvoir de Jupiter.

Il chante alors Minerve et Junon consternées,
Abandonnant les Grecs aux noires destinées;
Les temples d'llion fumant de toutes parts;
Mille femmes en pleurs montant sur les remparts;
Hélène au haut des tours un moment apparue,
Des vieillards phrygiens éblouissant la vue,
Des charmes de Vénus effet impérieux,

Qui subjugue les cœurs des hommes et des dieux.
Mais du peuple amassé quel guerrier fend la presse?
Son haut panache cffraie un enfant qu'il caresse;
C'est son fils qu'une épouse a remis dans ses bras.
Tendres adieux d'Hector qui retourne aux combats,
D'Andromaque un instant rassurez les alarmes,
Et mêlez dans ses yeux un sourire à ses larmes !
Tes vœux sont exaucés, immortelle Thétis;

Par des meurtres sans nombre Hector venge ton fils :
Il court aux vaisseaux Grecs que la flamme environne ;
Пla le front de Mars et l'œil de la Gorgone;

Il méprise la foudre et les avis des cieux...

O fortunés exploits, si ton bras furieux,

Hector, n'eût fait tomber le jeune ami d'Achille !
Un bruit, Patrocle est mort! » pénètre en son asile.
Ce bruit, signal affreux de ses promptes douleurs,
Fait rugir l'amitié de ce lion en pleurs :

Son sein ne nourrit plus une vengeance oisive;
Et tandis que sa mère, à sa valeur captive,
Prépare un bouclier brillant d'or et d'airain,
Prodige étincelant du ciseau de Vulcain,
Achille, si longtemps retiré du carnage,
Pousse vers les Troyens, frappés de son visage,

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Un triple cri, vainqueur de mille combattants,
Et qui jette la fuite et la mort dans leurs rangs.
Terrible, et rayonnant d'airain et de lumière,
Il monte sur son char, il fond dans la carrière:
Ses coursiers, fils des vents, ô prodige soudain!
Ils parlent à leur maître, ils lui disent en vain
Qu'il va hâter le coup des Parques ennemies.
Cette voix, qu'aussitôt leur ôtent les Furies,
Ne peut au grand Achille inspirer la terreur,
Et l'aiguillon d'un dieu les presse avec fureur.
Homère dit enfin la valeur triomphante
D'Achille combattant et Simoïs et Xante,
Fleuves dont le courroux veut l'arrêter encor,
Et dont les flots grondants le séparent d'Hector.
Il lutte, il les franchit, s'élance sur la rive,
Court, immole, et déjà Troie entière plaintive
Voit les chevaux fumants du vainqueur irrité,
Traîner dans la poussière Hector ensanglanté.

Désormais les douleurs de sa veuve éplorée,
Vont des jours et des nuits occuper la durée.
Hécube emplit les airs de hurlements affreux :
Tout gémit... Mais quel est ce vieillard malheureux
Qui, dans l'ombre, ose entrer dans la tente d'Achille ?
C'est Priam! c'est ce roi d'une superbe ville
Dont l'Asie admira les destins fortunés,
Père de tant de fils que Mars a moissonnés,
Qui pour son cher Hector troublé de soins funestes,
Vient à son meurtrier en demander les restes.
A ces mots du vieux roi blanchi dans les douleurs,

Songe à ton père, Achille, et respecte mes pleurs,
Ces deux grands ennemis qu'un sort fatal assemble,
Tristement embrassés, pleurent soudain ensemble;
L'un regrettant son fils devant lui massacré,
L'autre son père absent et Patrocle expiré.

Tels furent les accents de la lyre immortelle.
Phoebus la couronna d'une palme nouvelle;
Et l'on dit que, charmé de ses divins accords,
Permesse les apprit aux lauriers de ses bords.
Le peuple, le sénat contemple avec surprise
Ce vieillard indigent qu'Apollon favorise ;
Ce voile que la Parque a jeté sur ses yeux,
Sa vaste tête, Olympe ouvert à tous les dieux.

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Remarquez que ce morceau contient toute la fable de l'Iliade, la plus rapide, la plus passionnée, la plus complète en toutes ses parties, et la plus simple qui fut jamais traitée.

Ducis, dans sa lettre à Bitaubé, montre en quelques vers l'immensité du sujet qu'elle embrasse.

Jupiter dans les cieux, sur ses balances d'or,
Voit flotter les destins et d'Achille et d'Hector :
Pluton dans les enfers pour punir les Atrides,
Fait sortir des serpents du front des Euménides.
Neptune arme les mers, et poursuit sur les eaux,
De Pâris ravisseur le crime et les vaisseaux.
Conquérant enchanteur, tu t'emparas, Homère,
Du Tartare et du ciel, de l'onde et de la terre :
L'univers t'appartient.

Ce langage n'a rien d'hyperbolique; car le génie d'Homère plane tour à tour sur les conseils de l'Olympe, ou sur les assemblées des héros, et nous transporte partout avec lui dans les régions qu'il parcourt toujours d'un vol sublime. Néanmoins, la quantité des objets qu'il fait reluire, en passant, ne l'écarte, ni ne le détourne de l'unité de l'action, vers laquelle il tend sans cesse, comme au seul but où doivent converger tous ses rayons poétiques. Il se borne à chanter la colère d'Achille par elle, il commence le poème; il le remplit d'elle seule, et le termine avec elle.

Caractères des personnages.

Une multitude de héros du même rang, agités d'un même désir de gloire, mus par une même entreprise, soumis à la même discipline, paraissent, au premier regard, devoir tous se ressembler; il n'appartient qu'au génie de discerner les variétés de leur courage, et de les marquer chacun par des traits si distincts, qu'on ne puisse jamais les confondre ni les oublier:. ce n'est point par les épithètes qui accompagneront leurs noms, ni par les attributs qui leur auront été donnés, qu'ils se feront reconnaître; car le poète vous dira de la plupart qu'ils sont égaux aux dieux, ou semblables aux immortels; il les appellera

les uns et les autres, pasteurs des peuples, ou remparts des querriers, sagės princes, ou héros magnanimes. Ainsi ce sera moins en vous parlant d'eux qu'en les faisant parler et agir eux-mêmes, que son art fera ressortir leur divers naturel, et caractérisera, si l'on peut s'exprimer de la sorte, la physionomie de leur âme. L'Iliade roule sur l'intérêt des Atrides: de ces deux frères, l'un est l'offensé, l'autre le vengeur: tous deux ont ligué les princes de la Grèce; Ménélas par la douleur de son injure; Agamemnon par fierté pour sa famille et par ambition. Le premier, de qui les Grecs embrassent la cause, ne leur donnera ses ordres qu'avec douceur, leur témoignera sa continuelle reconnaissance de leurs services, n'usera qu'avec timidité de leur zèle, qui les expose pour sa querelle particulière; et, regrettant sans cesse les maux qu'elle leur attire, brûlera de hasarder son propre sang, en toute occasion, pour épargner le leur une noble vaillance, une discrète réserve, une sage modération, et le langage de la tristesse, distingueront ses qualités morales. Le second, suprême chef de la ligue, et s'annonçant sous le fastueux titre de roi des rois, affectera toute la hauteur des prérogatives que ses égaux lui auront déléguées; moins grand qu'il ne voudra le paraître, il respirera les vanités dont les vastes commandements énivrent souvent la faiblesse humaine : il se montre superbe en ses paroles, insultant dans ses réprimandes, insensible aux amitiés, prompt à s'irriter, lent à oublier l'offense, vindicatif et aveugle dans ses ressentiments et dans son amour effréné de la puissance. Son courage égale celui des héros qui le secondent, bien qu'il n'ait pas leur impétuosité brillante: s'il se ménage dans le péril, il ne l'évite pas, et sa prudence n'a rien de la crainte; on sent qu'il est plus soigneux de conserver la durée de son pouvoir que celle de sa vie; et l'on est sans cesse tenté de lui répéter avec Racine, en le voyant faire impitoyablement immoler tant de victimes à Jupiter, et tant d'hommes à l'honneur blessé de sa maison :

Cette soif de régner que rien ne peut éteindre,
L'orgueil de voir vingt rois vous servir et vous craindre,
Tous les droits de l'empire en vos mains confiés,

Cruel! c'est à ces dieux que vous sacrifiez.

Cependant les tristes effets de l'ambition d'Agamemnon pourrait imprimer une ombre d'injustice à l'objet de l'expédition qu'il commande et que le poète a dessein d'illustrer, si l'on n'était assuré de la bonté de la cause des Grecs par la présence de Nestor, qui domine sur la majesté du rang par la majesté de l'âge, de l'expérience et de la sagesse. Héros vénérable, une longue habitude des dangers auxquels. il échappa victorieusement tant de fois, et des assemblées où il présida dès longtemps, le rend également propre aux combats et aux conseils; la persuasion s'écoule de ses lèvres en paroles aussi douces que le miel; ce que son élocution facile paraît avoir de trop verbeux, caractérise partout sa vieillesse entraînée par l'abondance de ses souvenirs. Il a vu des temps qu'il croit meilleurs, des hommes qui valaient mieux que ceux du présent, des exploits plus fameux que ceux des guerriers qui l'environnent, des malheurs, des périls plus grands; aussi rien ne le décourage, rien ne l'abat, rien ne l'étonne; et, toujours prête à éclairer les autres, sa mémoire, féconde en récits et en leçons, est comme la lumière vivante de l'armée: il sait conserver son empire sur tous, en gardant à chacun ses droits de préséances, et en limitant leurs justes prétentions par la douceur ou par la fermeté. Lui seul osera dire au bouillant Achille qu'il doit respecter Agamemnon, parce qu'il gouverne des états plus étendus que les siens, et dire au fier Agamemnon qu'il doit ménager Achille, parce qu'il est le plus valeureux des Grecs et leur plus solide appui.

Entre les hommes dont il aime à s'accompagner, celui qu'il préfère est Ulysse, ingénieux en toutes les ruses de guerre, habile destructeur des villes, prudent jusqu'à la dissimulation, homme en qui le courage, non moins constant que réfléchi, semble n'être qu'une faculté secondaire, qu'un instrument de son active industrie qui se plait surtout à triompher dans les traverses difficiles et dans les embuscades; sa valeur, bien que redoutable, est moins irrésistible que la force et les grâces de son éloquence. Dans le choc des armes on le compte au second Fang des braves, mais il est le premier dans le conseil; c'est à lui qu'il appartient de gourmander l'insolence de Thersite,

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