Marmontel signale en ces termes la ressemblance qui se trouve entre le poète et l'orateur. « A mesure, dit-il, que l'amour du mensonge est devenu moins vif, et que le goût des arts et l'esprit qui les juge a pris quelque teinte de philosophie, le rôle de poète s'est modéré; l'ode a perdu sa vraisemblance, l'épopée son merveilleux; au don de feindre des chimères a succédé le talent de peindre, d'embellir des réalités; l'enthousiasme s'est réduit à la chaleur d'une imagination sagement exaltée, d'une âme profondément émue; et l'éloquence du poète n'a plus différé de celle de l'orateur, que par un peu plus de hardiesse dans les tours et dans les images, par un peu plus de liberté et d'emphase dans l'expression: en sorte qu'il est plus vrai que jamais que, du côté de l'élocution, le talent de l'orateur et celui du poète se touchent : « Est finitimus oratori poeta: numeris adstrictior paulò, verborum autem licentia liberior, multis verò ornandi generibus socius ac penè par.» Éléments de littérature. M. Patin fait sur ce passage de Marmontel des réflexions qui nous paraissent propres à éclaircir la question. En quoi diffèrent, dit-il, la poésie et l'éloquence qui, sous certains rapports, paraissent se ressembler? Est-ce seulement par le plus ou le moins de liberté dont elles jouissent dans leurs inspirations, par l'étendue plus ou moins bornée des moyens dont il leur est permis de disposer? Je serais fort tenté de croire que leur but n'est pas le même, et que c'est là ce qui les sépare plus que toute autre chose. L'éloquence est au service de l'utile; elle parle pour convaincre et persuader; il lui faut des auditeurs, des adversaires, des juges. La poésie, et, sous ce nom, je comprends tous les beaux-arts, est l'expression involontaire des sentiments intimes de l'âme; elle ne se propose pas d'abord d'instruire, ni même de divertir autrui, c'est lui-même que le poète, que l'artiste veut satisfaire avant tout. Sans doute il ne se plaindra pas d'avoir des spectateurs, on en vaut mieux quand on est regardé; mais, à toute force, il peut s'en passer; car il a en lui-même celui qu'il veut surtout émouvoir et toucher. On conçoit le Philoclès de Télémaque, relégué dans sa solitude, et s'occupant loin des hommes à façonner des dieux avec le marbre ou à les chanter sur la lyre; c'est un emblême de cette indépendance des beaux-arts que n'a point l'éloquence, éminemment intéressée de sa nature, à laquelle il faut un but, tandis que la poésie est son but à elle-même. Pourquoi chantes-tu, demande-t-on au poète? Voilà sa réponse : .. Demande à Philomèle Pourquoi, durant les nuits, sa douce voix se mèle Il ne s'embarrassait pas si l'on écoutait ces chants qui s'é- Flotte encor sur un vil gazon? Quelle image de cet essor qui nous porte vers la poésie! essor, nous le répétons, tout involontaire, qu'on ne peut attribuer qu'à une sorte d'instinct sublime. Ecoutons encore le poète qui nous explique, dans son admirable langue, ce mystère de la poésie, dans lequel, ce nous semble, on doit trouver la solution du problème que propose Marmontel : Jamais aucune main sur la corde sonore Ne guida dans ses jeux ma main novice encore; L'airain retentissant dans sa haute demeure, Telle durant la nuit la harpe éolienne, Le voyageur s'arrête étonné de l'entendre, Il écoute, il admire, et ne saurait comprendre Il faut lire le reste dans le poète mourant de M. de Lamartine, morceau qui, sous les images les plus vives et les plus riches, nous paraît exprimer admirablement la nature secrète de la poésie. M. Charles Loyson avait dit avant le chantre des Méditations et des Harmonies : Dès qu'une voix mystérieuse O feu divin! céleste ivresse ! Répertoire de littérature. Nous pouvons présenter une manière plus haute de résoudre la question. Puisque la parole est l'instrument de la poésie, il suit de là que celle-ci est renfermée dans le domaine de l'éloquence. Telle est la haute idée que Cicéron nous fait concevoir du parfait orateur; il embrasse tout, il donne du prix à tout par la convenance, par la force, par la dignité et par les charmes du discours. Qu'il emploie le langage parlé ou le langage écrit, qu'il se serve de la prose ou des vers, quelque matière qu'il traite, il est toujours sur son terrain. Ainsi de même que nous avons vu que la poésie, entendue comme création, domine toutes les conceptions du génie; de même nous voyons que l'éloquence embrasse toutes les créations et même les créations de la poésie. Par là s'agrandit à nos yeux l'image de l'éloquence. Nous la trouvons partout où il reste de fortes traces d'émotion. Partout où le génie humain a produit quelqu'un de ces grands effets qui saisissent notre âme ou notre raison, qui bouleversent nos sens, qui nous remplissent d'admiration ou d'amour, on peut dire que c'est l'éloquence qui a mis son empreinte sur les discours qui nous ont ainsi émus. Il ne s'agit pas même de savoir si le talent qui produit ces émotions, s'est exprimé avec les formes qu'on appelle oratoires, ou avec celles qu'on appelle poétiques, s'il a tonné contre les passions du haut d'une tribune, ou bien s'il a parlé à la raison dans les pages muettes d'un livre : l'éloquence, avec toutes les combinaisons variées que font naitre les diverses circonstances où elle se manifeste, n'en garde pas moins son vrai caractère, qui est de porter dans les cœurs des impressions vives, de soumettre la volonté et de dompter la conviction. C'est avec ce caractère qu'elle se retrouve dans les discours de Démosthène, soulevant la Grèce contre Philippe; dans le langage de Priam demandant à Achille le corps de son fils; dans les récits d'Enée, encore tout ému des désastres de sa patrie; dans les fureurs d'Achille, qui jure d'arracher Iphigénie des mains des prêtres; dans les contemplations sublimes de Platon, et dans les histoires profondes de Tacite; dans les tendres épanchements de Fénélon, et dans les controverses entraînantes de Bossuet; dans les pensées sublimes de Pascal, et dans les pages brûlantes de M. de La Mennais. Et encore, ne peut-on pas dire qu'il y a de l'éloquence même dans les créations qui ne s'adressent pas à l'intelligence par la parole? La peinture a aussi son éloquence; et tous les autres arts en ont une qui s'y rapporte. Ce peintre qui imagina de couvrir d'un voile la douleur d'Agamemnon, tandis que toutes les figures de son tableau laissaient voir la désolation et les larmes au moment du sacrifice d'Iphigénie, présentait une image pleine d'éloquence; rien ne pouvait mieux descendre jusqu'au fond du cœur, et y porter la douleur d'un père que les dieux obligent à immoler sa fille. Quelquefois l'éloquence est dans le geste, dans le regard, dans l'attitude extérieure de l'homme. Un mot alors, s'il répond à cette expression générale, devient facilement un trait sublime. Ainsi une reine auguste, la plus malheureuse des créatures humaines, se voyant accusée dans une assemblée de furieux d'avoir outragé ce qu'il y a de plus pur dans les sentiments de la nature et de plus sacré dans les lois de la pudeur, se contenta de pousser ce noble cri de l'amour: « J'en appelle à toutes les mères!» Femme infortunée, elle croyait qu'il y avait des femmes dignes de l'entendre parmi les êtres sauvages qui étaient là pour croire toutes les infamies, parce que leur cœur était capable de toutes les atrocités. Il est inutile de dire ici que le silence même a son éloquence. Jésus-Christ, interrogé par les prêtres et les magistrats, ne répondait point aux accusations iniques, et au milieu de tous les outrages qui abreuvaient son âme, il se taisait; silence sublime, qui annonçait le calme de l'innocence, et qui dut épouvanter les bourreaux. Mais revenons à l'éloquence. Elle est, disons-nous, partout où se trouve quelque grande image propre à jeter une profonde impression dans les âmes, à les émouvoir et les entraîner. Cependant, comme l'éloquence est principalement l'effet de la parole, expression animée de l'intelligence, il faut nécessairement prendre dans un sens métaphorique tout ce qui semble l'étendre trop au-delà de ce cercle déjà si grand des pensées humaines, et l'appliquer à des arts qu'on pourrait appeler mécaniques, ou à des effets qui ne tiennent pas au langage. |