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lestrina et de Pergolèse, sur le vieux texte consacré! Ils ont un moment entrevu le ciel, et leur âme a pu y monter sans distinction de rang, de pays, de croyance même, par les degrés qu'elle choisit elle-même, par ces degrés invisibles et mystérieux, composés et tissus pour ainsi dire de tous les sentiments simples, naturels, universels, qui, sur tous les points de la terre, tirent du sein de la créature humaine un soupir vers un autre monde. Cours d'histoire de la philosophie moderne.

<< Je n'ai pas eu le bonheur, ajoute M. Cousin, d'entendre moi-même la musique religieuse du Vatican. Je laisserai donc parler ici un juge compétent, M. Quatremère de Quincy (Considérations morales sur la destination des ouvrages de l'art.)

« Qu'on se rappelle ces chants si simples et si touchants qui > terminent à Rome les solemnités funèbres de ces trois jours » que l'Eglise destine particulièrement à l'expression de son » deuil dans la dernière des semaines de la pénitence. C'est > dans cette nef où le génie de Michel-Ange a embrassé la durée » des siècles, depuis les merveilles de la création jusqu'au › dernier jugement qui doit en détruire les œuvres, que se cé» lèbrent, en présence du pontife romain, ces cérémonies noc> turnes dont les rites, les symboles, les plaintives liturgies › semblent être autant de figures du mystère de douleur au» quel elles sont consacrées. La lumière décroissant par degrés » à chaque révolution de chaque prière, vous diriez qu'un voile > funèbre s'étend peu à peu sous ces voûtes religieuses. Bientôt ⚫ la lueur douteuse de la dernière lampe ne vous permet plus › d'apercevoir dans le lointain que le Christ, au milieu des > nuages, prononçant ses jugements, et quelques anges exécuteurs de ses arrêts. Alors du fond d'une tribune interdite aux › regards profanes, se fait entendre le psaume du roi pénitent, ⚫ auquel trois des plus grands maîtres de l'art, ont ajouté les modulations d'un chant simple et pathétique. Aucun instru› ment ne se mêle à ces accords. De simples concerts de voix › exécutent cette musique; mais ces voix semblent être celles des anges, et leur impression a pénétré jusqu'au fond de. › l'âme. ›

<Entre la sculpture et la musique, ces deux extrêmes opposés,

est la peinture, presque aussi précise que l'une, presque aussi touchante que l'autre. Comme la sculpture, elle marque les formes visibles des objets, mais en y ajoutant la vie; comme la musique, elle exprime les sentiments les plus profonds de l'âme, et elle les exprime tous. Dites-moi quel est le sentiment qui ne soit pas sur la palette du peintre? Il a la nature entière à sa disposition, le monde physique et le monde moral, un cimetière, un paysage, un coucher de soleil, l'océan, les grandes scènes de la vie civile et religieuse, tous les êtres de la création, par-dessus tout le visage de l'homme, et son regard, ce vivant miroir de ce qui se passe dans l'âme. Plus pathétique que la sculpture, plus claire que la musique, la peinture s'élève, selon moi, au-dessus de toutes les deux, parce qu'elle exprime davantage la beauté sous toutes ses formes, l'âme humaine dans la richesse et la variété de ses sentiments.

» Mais l'art par excellence, celui qui surpasse tous les autres, parce qu'il est incomparablement le plus expressif, c'est la poésie.

» La parole est l'instrument de la poésie; la poésie la façonne à son usage et l'idéalise pour lui faire exprimer la beauté idéale. Elle donne à la parole le charme de la mesure; elle en fait quelque chose d'intermédiaire entre la voix ordinaire et la musique, quelque chose à la fois de matériel et d'immatériel, de fini, de clair et de précis comme les contours et les formes les plus arrêtées, de vivant et d'animé comme la couleur, de pathétique et d'infini comme le son. Le mot naturel en luimême, surtout le mot choisi et transfiguré par la poésie, est le symbole le plus énergique et le plus universel. Armée de ce talisman qu'elle a fait pour elle, la poésie réfléchit toutes les images du monde sensible, comme la sculpture et la peinture; elle réfléchit le sentiment, comme la musique et la peinture, avec toutes ses variétés que la musique n'atteint pas, et dans leur succession rapide que ne peut suivre la peinture, à jamais arrêtée et immobile comme la sculpture; et elle n'exprime pas seulement tout cela, elle exprime ce qui est inaccessible à tout autre art, je veux dire la pensée, entièrement séparée des sens et même du sentiment, la pensée qui n'a pas de formes, la

pensée qui n'a pas de couleur, la pensée qui ne laisse échapper aucun son, qui ne se manifeste dans aucun regard, la pensée dans son vol le plus sublime, dans son abstraction la plus raffinée.

» Songez-y. Quel monde d'images, de sentiments, de pensées à la fois distinctes et confuses, suscite en vous ce seul mot: la patrie! et cet autre mot, bref et immense: Dieu! Quoi de plus clair et tout ensemble de plus profond et de plus vaste!

› Dites à l'architecte, au sculpteur, au peintre, au musicien même, d'évoquer d'un seul coup toutes les puissances de la nature et de l'âme! Ils ne le peuvent, et par là ils reconnaissent la supériorité de la parole et. de la poésie.

» Ils la proclament eux-mêmes, car ils prennent la poésie pour leur propre mesure; ils estiment, et ils demandent qu'on estime leurs œuvres à proportion qu'elles se rapprochent davantage de l'idéal poétique. Et le genre humain fait comme les artistes. Quelle poésie ! s'écrie-t-on à la vue d'un beau tableau, d'une noble mélodie, d'une statue vivante et expressive. Ce n'est pas là une comparaison arbitraire, c'est un jugement naturel qui fait de la poésie le type de la perfection de tous les arts, l'art par excellence, qui comprend tous les autres, auquel tous aspirent, auquel nul ne peut atteindre.

» Quand les autres arts veulent imiter les œuvres de la poésie, la plupart du temps ils s'égarent, ils perdent leur propre génie, sans dérober celui de la poésie. Mais la poésie bâtit à son gré des palais et des temples comme l'architecture; elle les fait simples ou magnifiques; tous les ordres lui obéissent ainsi que tous les systèmes; les différents âges de l'art lui sont égaux; elle reproduit, s'il lui plaît, le classique ou le gothique, le beau ou le sublime, le mesuré ou l'infini. Lessing a pu comparer, avec la justesse la plus exquise, Homère au plus parfait sculpteur, tant les formes que ce ciseau merveilleux donne à tous les êtres sont déterminées avec netteté! Et quel peintre aussi qu'Homère, et, dans un genre différent, le Dante! La musique seule a quelque chose de plus pénétrant que la poésie, mais elle est vague, elle est bornée, elle est fugitive. Outre sa netteté, sa variété, sa durée, la poésie a aussi les plus pathétiques accents. Rappelez-vous les

paroles que Priam laisse tomber aux pieds d'Achille en lui redemandant le cadavre de son fils, plus d'un vers de Virgile, des scènes entières du Cid et de Polyeucte, la prière d'Esther agenouillée devant Dieu, les choeurs d'Esther et d'Athalie. Dans le chant célèbre de Pergolèsè, Stabat mater dolorosa, on peut demander ce qui émeut le plus de la musique ou des paroles. Le Dies ira, dies illa, récité seulement, est déjà de l'effet le plus terrible. Dans ces paroles formidables, tous les coups portent pour ainsi dire; chaque mot renferme un sentiment distinct, une idée à la fois profonde et déterminée. L'intelligence avance à chaque pas, et le cœur s'élance à sa suite. La parole humaine, idéalisée par la poésie, a la profondeur et l'éclat de la note musicale, mais elle est lumineuse autant que pathétique; elle parle à l'esprit comme au cœur; elle est en cela inimitable et inaccessible, qu'elle réunit en elle tous les extrêmes et tous les contraires, dans une harmonie qui redouble leur effet réciproque, et où tour à tour comparaissent et se développent toutes les images et tous les sentiments, toutes les idécs, toutes les facultés humaines, tous les replis de l'âme, toutes les faces des choses, tous les mondes réels et tous les mondes intelligibles! >

On pourrait demander quelle différence existe entre la poésie et l'éloquence. Peut-être est-il assez difficile de répondre. Déjà nous avons montré qu'il peut y avoir de la poésie dans les ouvrages écrits en prose. Que serait-ce si nous parlions du discours prononcé en présence d'une imposante assemblée, sur de graves intérêts, par un puissant orateur? Prenons pour exemple l'éloquence de la chaire avec les circonstances du lieu, des auditeurs et du caractère sacré de celui qui parle.

<Transportons-nous au milieu des solennités du temple chrétien. L'orgue se tait, les chants s'interrompent. Vers un lieu qui s'élève entre les voûtes et le parvis, on voit s'avancer le ministre de la parole. Ses vêtements symboliques, sa lente démarche, son front grave et sévère, inspirent le recueillement. Debout, immobile, il promène ses regards sur la multitude en attente. Puis de ses lèvres commence à couler, tel qu'un fleuve de vie et de lumière, l'enseignement qui éclaire et nourrit l'esprit.

Il dit ce que Dieu est en lui-même, ce que peut exprimer le langage humain des mystères de sa trine unité. Il raconte les merveilles de sa puissance dans la création, ses bienfaits envers l'homme, l'ingratitude de celui-ci, sa révolte, le premier péché, ses suites lamentables, l'incarnation du Verbe, son passage sur la terre, ses souffrances, sa mort, pour accomplir la rédemption du genre humain. Il menace le pécheur, il ouvre devant lui l'éternel abîme, le presse, l'adjure de s'en détourner, de mettre à profit les jours de la miséricorde. Ses yeux, sa voix, son geste s'animent; de sa poitrine haletante sortent des accents qui vont remuer les entrailles les plus endurcies. Comme les épis dans la campagne, comme une mer agitée d'un mouvement intérieur, la foule tressaille; les têtes plient, elles s'abaissent, courbées par le souffle invisible, on entend des soupirs, des sanglots étouffés. Peu à peu ces tempêtes se calment. Le ministre de Dieu épanche sur les hommes, avec les flots de sa suave parole, toutes les espérances de la foi, toutes les joies de l'amour. A travers les travaux de l'exil, les épreuves, les fatigues de cette route mystérieuse où l'on trouve à chaque pas les divines traces du Fils de l'homme, il conduit le juste vers la patrie, où s'évanouissent toutes les douleurs dans une félicité ici-bas incompréhensible, dans l'immuable possession du Vrai, du Beau infini, du Bien, là où, par l'union réelle et mystique des créatures avec le Christ, du Christ avec son Père, toutes choses seront à jamais consommées dans l'unité. Et à mesure que descendent de la chaire sacrée ces consolantes promesses, ces sublimes enseignements, les sons affaiblis de la voix du prophète, l'inspiration de ses regards, le repos de ses traits, image du repos futur qu'il annonce, émeuvent, pénètrent ceux qui sont là sous le charme de sa puissance, et portent jusqu'aux sens l'impression de cette paix, de cette joie inépuisable, inénarrable, dont l'homme régénéré s'abreuvera sans fin dans les demeures éternelles.

› L'éloquence, on le voit, est sœur de la poésie, car la poésie n'implique pas essentiellement un mètre, un rhythme symétrique. Unies par d'étroits liens, elles diffèrent surtout en ce que, dans la poésie, l'image et le sentiment prédominent, et la pensée dans l'éloquence. Esquisse d'une philosophie.

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