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première. Elle est fondée sur la nature des choses et sur l'irrésistible penchant de l'humanité. Il y a donc dans tous les objets qui nous entourent un côté merveilleux, auquel l'habitude peut nous rendre indifférents, mais qui n'en existe pas moins pour cela. L'homme, en ouvrant les yeux à la lumière, se trouve environné de phénomènes qui surpassent son intelligence. Ce soleil qui ramène le jour et féconde la terre; ces astres dont la clarté scintillante illumine les nuits; ces nuages qui flottent dans les plaines de l'air; cette mer qui s'agite en bouillonnant dans son lit immense; cette nature qui se pare et se dépouille tour à tour; ce mouvement régulier de l'univers, cette succession d'êtres qui brillent et s'effacent, qui naissent et meurent, et qui viennent, à point nommé, remplir leur rôle sur la terre, voilà ce qui l'a toujours étonné, ce qui l'étonnera toujours. Et s'il jette ses regards sur lui-même, quel nouveau prodige vient le frapper! qui est-il? d'où vient-il? où va-t-il? qui l'a créé? qui le conserve? Sa raison tombe accablée sous ces mystères, et c'est vainement qu'il cherche à expliquer le monde visible par la matière morte et inanimée. Il ne le peut. Un instinct plus fort que tous les systèmes, le porte invinciblement à croire à des êtres invisibles, à un monde dont celui que nous voyons n'est que l'apparence et le relief, et il fait tous ses efforts pour soulever le voile qui le dérobe à ses yeux. De là, cette disposition de l'homme à animer la nature physique, à lui prêter des sentiments et des passions analogues aux sentiments et aux passions qu'il éprouve lui-même. Cette disposition existe plus ou moins chez tous les peuples. Elle existe surtout chez les peuples enfants. Les cavernes sont à leurs yeux l'asile de quelqu'être mystérieux; le zéphir est le souffle d'un génie bienfaisant; la foudre est la voix d'une puissance formidable et irritée contre la terre; le bruit du ruisseau, c'est la plainte d'un être souffrant; au retour du printemps, la terre sourit de plaisir; et en hiver, elle est triste et désolée. Le chêne s'élance avec orgueil vers le ciel, la violette se cache avec modestie sous le gazon. Si la vigne s'unit à l'ormeau, c'est l'amour qui les enchaîne; si une fleur s'élève au bord d'une fontaine, c'est une beauté fière d'y contempler son image. Cette disposition qui,

dans l'enfance des sociétés, appartient à tous les hommes, demeure, dans les âges de civilisation avancée, le privilège et le caractère distinctif du poète. Le poète anime la nature visible; il lui prête nos sentiments et nos émotions. Il ne veut pas que la pierre d'un tombeau soit muette. Il interroge les monuments; il attache à tous les objets des souvenirs, des regrets, des espérances. S'il aperçoit une fleur, cette fleur est pour lui l'expression d'une pensée. S'il entend le chant des oiseaux, il croit comprendre leur langage; si une feuille détachée de sa tige, et emportée par les vents, vient frapper ses regards, il la suit des yeux avec émotion; il croit la voir souffrir, il compatit à ses maux et lui adresse la parole, comme l'a fait un de nos poètes :

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Ainsi, un des caractères distinctifs de la poésie, c'est d'animer la nature physique; de lui prêter des sentiments, une intelligence, une âme, en un mot, de la spiritualiser. Nous ajouterons qu'un autre caractère non moins essentiel de la poésie, c'est de prêter des formes sensibles au monde moral, de le matérialiser. Si l'homme a un penchant irrésistible à croire à des êtres surnaturels, d'un autre côté, la faiblesse de son intelligence ne lui permet pas de se les représenter d'une manière purement spirituelle, et il est naturellement amené à leur donner des formes palpables. C'est là ce que fit la mythologie

païenne, qui, à l'origine, n'était autre chose que de la poésie. Après avoir peuplé, animé la nature de puissances invisibles, elle donna à ces puissances des formes corporelles. Tous les grands phénomènes de la nature, l'air, la terre, la mer, le feu, les vents, le soleil, l'arc-en-ciel, étaient ainsi personnifiés. L'ombre des bois, les rochers des montagnes, les bassins des fontaines, étaient peuplés de divinités. La même personnification eut lieu pour les puissances d'une nature morale. L'amour était un enfant qui enflammait les cœurs. Les remords étaient des furies qui poursuivaient le coupable, armées de leurs fouets vengeurs. Les richesses étaient distribuées au hasard par l'aveugle fortune, et les malheurs imprévus qui survenaient aux hommes, étaient l'ouvrage de l'inflexible fatalité.

Le poète a donc une manière qui lui est propre d'envisager et de peindre ce qui le frappe. S'il considère le monde physique, il l'anime et le spiritualise; si sa pensée se porte sur le monde moral, il lui prête des formes matérielles et sensibles, et c'est en ceci principalement que consiste le style poétique.

Mais la poésie ne se borne pas à peindre ce qui est. Le possible est son domaine; et ici se révèle un troisième caractère de la poésie, l'idéal. Sans doute le poète compose ses tableaux avec les éléments que lui fournit la nature. Mais, en l'imitant, il lui donne une grandeur, une beauté qu'elle n'a pas dans la réalité, et en cela il répond encore à une disposition naturelle. Il y a en effet, dans l'homme, un sentiment inné qui le pousse incessamment à sortir de la réalité; poursuivi par un impérieux désir de bonheur, les biens terrestres ne peuvent combler le vide de son cœur. En les possédant, il les dédaigne. Toujours trompé dans ses espérances, il rêve sans cesse un bien qui apaise la soif de son âme, ce bien idéal que tout âme désire, et qui n'a pas de nom au terrestre séjour pour le trouver, il revient sur ses pas, il s'élance dans l'avenir, il le cherche au fond de son âme, il le demande à la société, à la nature, au visible et à l'invisible, et si parfois il croit apercevoir quelque reflet de ce bien suprême, de cette beauté inaltérable qu'il a rêvée, c'est un de ses plaisirs les plus doux, une de ses plus vives jouissances que de le contempler. La poésie satisfait ce besoin de l'humanité.

Par ses peintures idéales, elle élève et ravit notre âme. Elle crée un monde plus beau, plus pur, plus heureux que le monde réel. Ce sont des vallées enchantées, embellies par un printemps éternel; des jardins délicieux où tout se réunit, pour charmer les yeux et réjouir l'âme; des palais ravissants, où se font en. tendre d'ineffables harmonies. Ces merveilles de la poésie ont le pouvoir de nous charmer, et font vibrer je ne sais quelle corde mystérieuse au fond de notre âme. Quelle que soit l'élévation de notre raison et la puissance de notre intelligence, le merveilleux nous plaît.

Ainsi, la poésie ne consiste pas à savoir décrire avec harmonie tel objet ou telle scène de la nature réelle animer la nature physique, donner des formes sensibles à la nature morale, idéaliser le monde réel, tels sont ses trois caractères distinctifs. Quand le génie 'd'Homère brille-t-il dans tout son éclat? Est-ce lorsqu'il décrit Achille préparant un repas et faisant rôtir les chairs d'une brebis? Non, c'est surtout lorsqu'il nous représente Apollon, descendant des hauteurs de l'Olympe, armé de son arc et de ses flèches redoutables, et répandant parmi les Grecs la terreur et la contagion; c'est lorsqu'il nous peint Jupiter et Junon dans un nuage d'or, les prières boiteuses, Vénus avec sa ravissante ceinture, Achille luttant contre le Xante, l'île des Cyclopes ou le palais enchanté de Circé. Virgile nous plaît, sans doute, dans sa description si exacte des jeux célébrés sur le tombeau d'Anchise. Mais il est plus poète encore, lorsqu'il montre Junon constante dans sa haine, soulevant contre les Troyens, la terre, le ciel et les enfers, lorsqu'il anime l'ombre plaintive de Polydore, lorsqu'il nous conduit dans les abîmes du Ténare, et qu'il nous fait respirer la douce paix de l'Elysée.

D'après ce que nous avons dit, il nous sera facile de découvrir les facultés distinctives du poète. Le propre de la poésie est d'animer la nature. Or, quel est l'état où l'homme est disposé à prêter une âme et de la vie aux objets qui l'entourent? C'est l'état de passion. L'homme froid juge tout froidement; l'homme passionné croit que tout prend part à ses transports; la terreur crée autour d'elle des fantômes; l'homme affligé prête sa tris

tesse à la nature; celui qui est agité de remords s'imagine que tout va prendre une voix pour l'accuser. Il est donc évident qu'une des qualités distinctives du poète, c'est la disposition à se passionner, la sensibilité. Mais la sensibilité est une faculté purement passive. Quel est l'agent qui la met en jeu dans le poète? L'imagination. C'est elle qui rend présents à la pensée une foule d'objets propres à produire sur l'âme de vives émotions. C'est encore par l'imagination que le poète peut donner des formes au monde invisible, et s'élever jusqu'à l'idéal. Ces deux facultés dont nous venons de parler, agissent l'une sur l'autre, et de leur réunion se forme le génie poétique.

Le plus haut degré de l'exaltation de l'imagination, c'est l'enthousiasme, qui consiste à voir les objets imaginaires sous des couleurs aussi vives que s'ils étaient réels, et à croire momentanément à leur existence. Dans cet état, le poète s'isole de tous les objets qui l'environnent; il ne voit plus, il n'entend plus ce qui se passe autour de lui. Il ne voit, il n'entend plus que les objets que lui présente son imagination. Sous ce rapport, l'état du poète ressemble à la folie; car la folie consiste souvent à s'isoler des objets réels, et à attribuer de la réalité à des êtres imaginaires. Le fameux comédien Anglais Garrik racontait qu'à Londres, à l'hôpital des fous, il avait vu un malheureux père dont toute la folie consistait à se retracer sans cesse le moment où, du haut d'un balcon, en jouant avec son enfant qu'il tenait dans ses bras, il l'avait laissé tomber dans la rue, et l'avait vu écraser sous ses yeux. Il croyait le tenir encore; il le pressait contre son sein, le regardait de l'œil le plus tendre, lui souriait, le caressait, et tout à coup, par un tressaillement terrible, exprimant l'action de sa chute, il jetait un cri déchirant et s'abîmait dans sa douleur. Garrik imitait si bien cette pantomime, qu'on n'en pouvait soutenir la vue. Cet exemple nous fait sentir combien l'enthousiasme peut ressembler à la folie, car c'est presqu'ainsi que le poète s'affecte de ce qu'il imagine. Son âme est toute à son objet, et cette fixité d'idées, cette tension de tous les organes du sentiment, occupés d'un objet unique, si elle était continue et involontaire, ne serait autre chose que folie ou fureur. Le peintre Claude Vernet,

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