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éléments plus forts que l'homme, mais qui ne savent pas leur force, tandis que l'homme sait sa faiblesse. Souvent aussi l'homme prend le courage qu'il oppose à la tempête, dans la confiance que le chrétien a en Dieu, qui est maître des orages comme il est maître aussi de la vie de l'homme; et ce courage paisible n'est pas le moins grand.

La plus belle tempête que je connaisse dans les poètes anciens est celle d'Homère dans son Odyssée. C'est aussi celle que je veux étudier.

Neptune, irrité contre Ulysse qui vient de quitter l'ile de Calypso et qui va bientôt atteindre sa chère Ithaque, excite contre lui un épouvantable orage.

< La terre et la mer se couvrent de nuées épaisses; une nuit sombre descend du ciel et s'étend sur les flots. Tous les vents soufflent à la fois; ils soulèvent les vagues, les amoncellent et les roulent avec fureur contre la terre. Ulysse alors s'écrie : « Malheureux ! que vais-je devenir? Je crains bien que Calypso › ne m'ait dit vrai, quand elle m'annonçait qu'avant d'aborder aux » rivages d'Ithaque, mon malheur s'accomplirait. Quels nuages! » comme la mer s'agite et se trouble! quels vents soufflent de » tous les côtés du ciel!.. » Il parlait encore, quand une vague immense se brise sur son vaisseau et le fait tourner comme dans un tourbillon. Ulysse est forcé de lâcher le gouvernail qu'il tenait à deux mains, et tombe hors du vaisseau. En même temps l'effort de la tempête brise le mât, les voiles et les cordages sont précipités dans la mer. Ulysse resta longtemps sous l'eau. En vain il s'efforçait de s'élever au-dessus des flots : l'impétuosité des vagues et ses vêtements qui s'emplissaient d'eau, contrariaient ses efforts. Enfin il surnagea et rejeta par la bouche l'onde amère, qui ruisselait aussi de sa tête; puis, il chercha des yeux où était le vaisseau; car il ne perdit pas courage, quoique accablé de fatigue, et, s'élançant avec force, il parvint à le saisir. Il s'assit alors au milieu de son vaisseau à demi brisé, faible lui-même et épuisé, heureux pourtant d'avoir évité l'affreuse mort.

› Le vaisseau flottait çà et là sur la mer, balloté par les vents furieux. La fille de Cadmus, la belle Leucothée, qui fut autre

fois une mortelle, mais qui était devenue une des nymphes de la mer, vit Ulysse et ses périls; elle en fut touchée. Elle prit la forme d'un oiseau de mer, et, sortant des flots, elle vint se poser sur le vaisseau d'Ulysse. « Malheureux, lui dit-elle, qu'as-tu >> donc fait au puissant Neptune pour qu'il cherche ainsi à te › perdre ? Cependant tu ne périras pas, quoiqu'il le désire vive» ment. Mais je vois que tu as gardé ta sagesse et ton courage. >> Fais donc ce que je te dis: dépouille-toi de tes habits et aban› donne aux vents ton vaisseau; jette-toi à la nage et va aborder › aux rives des Phéaciens : c'est là que le destin veut que tu >> sois sauvé. Prends cette ceinture qui est immortelle et qui » te préservera de la mort; mets-la sur ta poitrine et ne crains » plus de périr. Quand tu auras touché le rivage, tu la jetteras » dans les flots en détournant la tête et sans regarder en arrière. » A ces mots, la déesse lui donna la ceinture; puis sans quitter encore sa forme d'oiseau, elle se replongea dans la mer, et les flots la cachèrent. Le patient Ulysse se mit à délibérer en luimême : « Pourvu que ce ne soit pas encore quelque dieu qui » veuille me perdre en m'ordonnant de quitter mon vaisseau. » Je ne le ferai pas; car la terre où elle m'a dit que je serais › sauvé, si je l'atteignais, est bien loin. J'aime mieux, tant que » les planches de mon vaisseau résisteront à la fureur des va>> gues, j'aime mieux y rester et braver la tempête. Quand les >> flots l'auront brisé, alors je nagerai jusqu'à la terre. C'est le » meilleur parti que je puisse prendre. »

• Pendant qu'il réfléchissait ainsi, Neptune souleva une vague immense d'une épouvantable hauteur, qui, tombant sur le vaisseau d'Ulysse, comme le vent disperse de son souffle un faisceau de paille et en jette çà et là les brins, dispersa le vaisseau en mille débris. Ulysse sauta promptement sur une poutre, et, s'y tenant à cheval, il se dépouilla de ses vêtements, présent chéri de Calypso; puis il mit sur sa poitrine la ceinture de Leucothée, et, étendant les bras, il se jeta dans la mer et commença à nager vers la terre. Neptune le vit, et secouant la tête : « Va maintenant, dit-il, erre sur les flots jusqu'à ce que >> puisses atteindre la terre où vivent les hommes, enfants de » Jupiter. » Et, à ces mots, il s'éloigna et alla dans son temple

tu

d'Egium. Minerve alors, cherchant à sauver Ulysse qu'elle protégeait, contint le souffle des vents, excepté celui de Borée, afin que, poussant les flots sur la rive des Phéaciens, il aidât Ulysse à échapper à la mort.

› Pendant deux jours et pendant deux nuits entières, Ulysse erra sur les flots. Souvent son cœur se décourageait et prévoyait la mort, mais le troisième jour, l'aurore aux beaux cheveux éveilla un ciel clair et serein. Le vent s'abaissa et s'adoucit, le calme se répandit sur les flots. Ulysse alors vit la terre, car elle était proche; il se souleva sur les vagues pour la regarder. Non, quand la douce vie revient à un père qui a longtemps souffert la maladie; quand ses fils le voient se ranimer de son long abattement, délivré enfin par les dieux, non, cette vue n'est pas plus chère aux yeux de ses fils, que ne le fut aux yeux d'Ulysse la vue de la terre et de la douce verdure. Il nageait, faisant effort des pieds et des mains pour atteindre cette terre chérie. Mais, quand il n'en fut pas plus loin que la portée de la voix humaine, alors il entendit le bruit de la mer qui se brisait contre les rochers du rivage. Les flots retentissaient en se heurtant contre la terre, car il n'y avait sur la rive ni port ni accès facile. Ulysse recommença à s'affliger: «< Hélas! » faut-il qu'après avoir vu cette terre que je ne croyais plus re» voir, après avoir traversé les vagues de la mer, je ne trouve » aucun moyen de sortir des flots! Tous ces rochers sont escar» pés, et l'eau se brise sur le rivage, qui s'élève comme une mu» raille inaccessible. Au bas, la mer est profonde sans que nulle >> part je puisse avoir pied. Si le flot me jette contre la pierre, >> je ne pourrai pas m'y attacher, et, si je nage plus loin, qui sait >> si je trouverai quelque port ou quelque anse favorable? Et ce>> pendant la tempête peut m'emporter de nouveau dans la mer, » ou bien quelque dieu ennemi peut envoyer contre moi un mons» tre dévorant, comme Amphytrite en nourrit tant dans ses on» des; car je sais trop quelle est contre moi la colère de Neptune. >>

« Ainsi pensait Ulysse. Mais tout à coup les flots le poussèrent contre le rivage. Son corps s'y fût brisé et sa chair s'y fût déchirée, si Minerve ne lui avait inspiré de saisir à deux mains un rocher auquel il se cramponna en gémissant, jusqu'à

ce que la vague fût passée. La vague passa, et il évita le choc qu'il redoutait; mais, en se retournant, la vague l'emporta et le rejeta dans la mer; et, comme le polype arraché du fond de la mer garde, dans ses filaments rompus, des débris de sable et de cailloux, ainsi les débris de la peau du héros restèrent attachés aux pointes du rocher qu'il avait embrassé. Emporté dans la mer, Ulysse, cette fois, allait périr. Minerve l'avertit de nager un peu plus loin, et alors il arriva à l'embouchure d'un fleuve aux belles eaux. Là, le rivage n'avait point de rocher et était à l'abri du vent. « Ecoute-moi, qui que tu sois, fleuve >> bienfaisant, s'écria Ulysse; je viens à toi en suppliant, à peine » échappé à la colère de Neptune. Les dieux immortels eux» mêmes respectent quiconque, parmi les hommes, arrive errant >> et faible, comme je le suis en m'approchant de tes eaux, en >> embrassant tes genoux, après avoir tant souffert. Aie pitié » de moi, ô fleuve ! je me fais ton hôte et ton suppliant. »

Ainsi priait Ulysse; et le fleuve, ému de pitié, apaisa ses eaux, leur donna le calme qu'implorait le héros, et le reçut dans son sein. Ses genoux étaient brisés de fatigue, ses bras tombaient épuisés le long de son corps, tant il avait souffert de la mer; ses membres étaient enflés de douleur, l'onde amère ruisselait de sa bouche et de ses narrines; il était sans respiration, sans voix. Cependant peu à peu il reprit haleine, ses esprits revinrent, et alors son premier soin fut de détacher de sa poitrine la ceinture immortelle de Leucothée, et de la rejeter dans les flots, sans regarder en arrière. Les flots l'emportèrent, et la déesse la reçut dans ses mains. Puis Ulysse, sortant du fleuve, s'assit sur les roseaux de la rive, et embrassa la terre qui conserve et nourrit les hommes. >

Je n'ai voulu jinterrompre par aucune réflexion cet admirable récit; mais il est bon cependant de faire remarquer l'art singulier avec lequel Homère a varié les incidents de sa tempête, et a su renouveler l'intérêt. Il n'a qu'un seul personnage, Ulysse, un personnage qui est toujours en danger; et cependant sa description n'est jamais monotone, parce qu'elle est, pour ainsi dire, partagée en divers tableaux qui raniment sans cesse l'attention du spectateur. Ainsi, Ulysse est précipité dans

les vagues; mais il se relève et s'élance sur son vaisseau désemparé; et c'est là qu'Homère nous le montre faible, épuisé, errant à la merci des vents et des flots, mais soutenu par son courage, et heureux d'avoir évité l'affreuse mort; car Homère sait bien que la mer et ses vagues, tantôt blanches et tantôt noires, nous intéressent moins que les sentiments de son héros. Les autres peintres des tempêtes se perdent dans la description des accidents matériels de l'orage. Homère montre sans cesse l'homme et les sentiments humains; il a même soin, quand il introduit une déesse de la mer, la belle Leucothée, qui vient secourir Ulysse, il a soin de nous dire qu'elle fut autrefois une mortelle, et voilà pourquoi elle prend pitié d'Ulysse, et veut le sauver. La pitié tient à la sympathie qu'elle a gardée pour les maux de la race humaine. Si Leucothée a, dans la tempête d'Homère, un rôle bien supérieur au rôle de Neptune, persécuteur du héros, ou de Minerve elle-même qui protège Ulysse, elle le doit à sa condition moitié mortelle et moitié divine. Elle peut quelque chose pour le salut d'Ulysse, mais elle ne peut pas tout. C'est par là qu'elle nous intéresse, et c'est par là surtout qu'elle ne détruit pas l'intérêt qui s'attache au héros. Virgile, en donnant aux dieux et aux déesses le premier rôle dans sa tempête, a peut-être cru faire une tempête plus poétique et plus merveilleuse; mais il a été moins intéressant. J'aime mieux le courage et l'industrie d'Ulysse, surmontant enfin l'effort de la tempête, que Neptune grondant Eole, apaisant les vagues émues, et, d'un coup de son trident, dégageant les vaisseaux embarrassés dans les rochers; car il est plus aisé d'inventer des prodiges que d'exciter des émotions. Or, c'est là le mérite de la tempête d'Homère. Elle n'est ni descriptive comme celles d'Ovide, ni mythologique comme celle de Virgile; elle est pleine de l'homme et de ses émotions, au lieu d'être pleine de la nature et de ses accidents, ou des dieux et de leurs miracles. Les périls d'Ulysse en font tout l'intérêt, et nulle part, dans l'antiquité, la lutte de l'homme contre le danger n'a été représentée avec plus de vérité.

Dans cette lutte, telle qu'Homère l'a représentée, l'homme souffre beaucoup, mais il ne se laisse pas abattre; il résiste

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