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Querelle entre Achille et Agamemnon.

‹ Fils, d'Atrée, dit Achille, maintenant je crains qu'errants › de nouveau sur les mers, nous ne soyons réduits à retourner › sur nos pas, si toutefois nous pouvons échapper à la mort, › car la peste et la guerre s'unissent pour dompter les Achéens. › Mais consultons un devin ou un sacrificateur, ou bien un inter› prète des songes (car les songes viennent aussi de Jupiter); » qu'il nous dise pourquoi le brillant Apollon est si fort irrité, > s'il punit la transgression d'un vou ou le refus de quelque hé› catombe, et si, daignant agréer nos agneaux et nos chèvres › les plus belles, il consent à nous préserver du trépas. >

‹ Après avoir ainsi parlé, il s'assied. Alors se lève Calchas, fils de Thestor et le plus illustre des augures: il connaissait le passé, le présent et l'avenir, et il guida les vaisseaux des Grecs vers les rivages troyens, parce qu'il avait reçu le don de prédire d'Apollon lui-même. Plein de sagesse et de bienveillance, il dit :

« O Achille! héros chéri de Jupiter, tu m'ordonnes de révé› ler quelle cause irrita le Dieu qui lance au loin les traits, je › parlerai; mais, toi, promets et jure de me secourir par tes › discours et par ton bras. Sans doute je vais irriter l'homme › puissant qui règne sur les Argiens, et auquel tous les Grecs > obéissent. Un souverain est trop fort, en effet, lorsqu'il se › courrouce contre son inférieur : si le jour même de l'offense › il dévore sa colère sous un calme apparent, néanmoins il la › garde au fond de son cœur, jusqu'à ce qu'il l'ait satisfaite. › Vois donc si tu veux me protéger. »

< Achille à la course impétueuse, prenant à son tour la parole, lui répond :

Parle avec confiance; dis-nous, par tes oracles, la volonté › des dieux. Je te le jure, par Apollon que Jupiter chérit, et ⚫ que tu implores, ô Calchas! quand tu dévoiles aux Grecs les › secrets de l'avenir; nul, tant que je vivrai et que mes yeux › seront ouverts à la lumière; nul, de tous ces fils de Danaüs, › n'osera, près de nos navires profonds, porter sur toi ses mains

› pesantes. Non, lors même que tu injurierais Agamemnon lui» même qui se glorifie d'occuper maintenant dans l'armée le › rang le plus illustre. »

«Le sage augure, rassuré par ces paroles, s'exprime en ces

termes :

Apollon ne vous accuse, ni d'être lents à remplir vos » vœux, ni d'épargner les hécatombes: il venge son prêtre qu'A» gamemnon n'a pas craint d'outrager; car Chryséis ne lui a point » été rendue, et sa rançon a été rejetée. Telle est la cause des >> maux qu'Apollon nous envoie et de ceux qu'il nous prépare >> encore. Sachez qu'il ne retirera sa main, qui appesantit sur »> nous le fléau de la peste, que lorsque nous aurons, sans >> rançon et sans présent, rendu cette jeune vierge aux yeux » d'ébène à son père chéri, et conduit dans Chryse une héca» tombe sacrée. Alors, peut-être, ayant cherché à l'apaiser, » parviendrons-nous à le fléchir. »

« Il s'arrête et s'assied. Tout à coup le fils d'Atrée, le puissant Agamemnon, se lève troublé; son âme est remplie d'une sombre fureur, et ses yeux sont semblables à la flamme éclatante; il lance de terribles regards à Calchas, et s'écrie:

< Prophète de malheurs, tu ne m'as jamais rien annoncé qui » me fût agréable'; tu te plais toujours à nous prédire des infor» tunes. Jamais tu n'as dit une parole ni fait une action qui ne »> nous ait été funeste. Maintenant encore, interprêtant, au mi» lieu des Grecs, la volonté divine, tu prétends qu'Apollon nous >> accable, parce que j'ai refusé de recevoir la magnifique rançon » de Chryséis, et que je désire que cette jeune fille me suive >> dans mon palais. Oui, je la préfère même à Clytemnestre, qui, » vierge encore, devint mon épouse: Chryséis ne lui est infé>> rieure ni par la taille, l'esprit, la beauté, ni même par ses >> travaux. Toutefois, si ce parti est le meilleur, je consens à la >> rendre. J'aime mieux sauver mon peuple que de le voir périr. >> Mais préparez-vous aussitôt à me donner un autre prix, afin >> que je ne sois pas le seul parmi les Argiens qui reste sans » récompense, cela ne saurait me convenir. Vous en êtes tous >> témoins, le prix qui m'appartient m'est enlevé. ›

« Le divin Achille, à la course légère, lui répond aussitôt :

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▾ Glorieux fils d'Atrée, toi le plus avide de tous les mortels, » pourquoi ces Grecs magnanimes te donneraient-ils une autre » récompense? Nous savons qu'il n'existe plus en réserve de nom>> breuses dépouilles à partager en commun; celles des villes dé» truites, ont été distribuées, et il serait injuste que le peuple » les rassemblât de nouveau pour un second partage. Renvoie ta » captive, puisqu'un dieu l'ordonne; et les Achéens te dédom>> mageront trois fois et quatre fois, si jamais Jupiter nous per» met de conquérir Troie, cette ville aux fortes murailles. » « Le roi Agamemnon lui réplique à son tour:

‹ Vaillant Achille, toi qui ressembles à un Dieu, ne cherche » pas à déguiser ta pensée : tu ne saurais ni me surprendre ni » me persuader. Quoi! tu voudrais conserver ta récompense et » me priver de la mienne? Et tu m'ordonnes de rendre ma cap»tive! Oui, si les magnanimes Achéens m'accordent un prix » d'une égale valeur et qui me satisfasse. S'ils refusent, j'irai » moi-même enlever ta récompense, ou celle d'Ajax ou celle d'U» lysse, et celui chez lequel j'irai frémira de colère; mais nous >> reparlerons de ces choses une autre fois. Maintenant agissons; » lançons sur la vaste mer un sombre navire; rassemblons pour >> le conduire un nombre suffisant de rameurs, et plaçons-y la » belle Chryséis et une hécatombe sacrée. Qu'un illustre capitaine » commande ce navire; que ce soit ou Ajax, ou Idoménée, ou » le divin Ulysse, ou toi, Achille, le plus terrible de tous les » guerriers: par ces sacrifices, nous apaiserons peut-être le » Dieu qui lance au loin les traits. »

« Le bouillant Achille, lui jetant un regard courroucé, s'écrie: < Homme rempli d'astuce et d'impudence, qui donc parmi les » Grecs oserait t'obéir, ou te suivre dans une expédition, ou » marcher d'après tes ordres contre l'ennemi? Ce n'est point en >> haine des Troyens, habiles à lancer le javelot, que je suis venu » en ces lieux pour les combattre; car ils ne sont nullement » coupables envers moi. Jamais ils ne m'ont enlevé ni mes tau>> reaux ni mes coursiers; jamais ils ne sont venus dans la popu» leuse et fertile Phtiotide ravager mes moissons, parce qu'une » mer retentissante et des montagnes ombragées d'arbres nous séparent entièrement d'eux. Mais c'est pour toi, le plus effronté

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» de tous les mortels, que nous sommes venus, et pour te com»bler de joie, et pour venger sur les Troyens l'injure de Méné»las et la tienne, vil impudent! Tu ne respectes point ces ser>> vices, tu les méprises, Tu me menaces même de m'enlever la » récompense que j'ai si laborieusement gagnée, et que les fils » de la Grèce m'ont donnée en partage. Jamais il ne m'arrive de >> recevoir un prix égal au tien, quand les Achéens s'emparent » d'une superbe ville troyenne. Et cependant c'est mon bras qui >> soutient tout le poids de cette guerre impétueuse. Mais, s'il se >> fait un partage, tu reçois toujours les plus riches dépouilles; » et moi, quoique je me sois fatigué à combattre, je rejoins >> mes navires chargés d'un modique présent. Maintenant, je pars » pour la Phtiotide, je retourne dans mes foyers sur mes vais>> seaux à la proue arrondie. Etant déshonoré, je ne crois pas >> que tu puisses désormais accroître ta puissance et tes trésors. > Agamemnon, le roi des hommes, lui répond aussitôt :

» Fuis donc, si tel est ton désir; je ne te prie point de rester › à cause de moi; d'autres m'honorent, et Jupiter me soutient. De tous les rois issus de ce dieu, c'est toi que je hais le » plus; tu ne respires que discordes, guerres et combats. Ta › valeur, mais tu la dois à un dieu. Ramène donc dans ta patrie tes vaisseaux et tes soldats, et va régner sur les Myrmidons; » je me soucie peu de toi, je me ris de ta colère, et je te › menace. Puisque le brillant Apollon m'enlève Chryséis, je la » renverrai sur un de mes navires, escortée de mes compa› gnons. Mais moi, j'irai dans ta tente et je te ravirai le prix › de ton courage, la belle Briséis, afin que tu saches bien › quelle est ma puissance, et que d'autres craignent de se › comparer ou de s'égaler à moi. »

« Il dit. Le fils de Pélée frémit de rage; dans sa poitrine, deux partis agitent violemment son cœur : il se demande s'il s'armera du glaive aigü qu'il porte à la hanche, pour chasser les amis du roi et frapper Agamemnon, ou s'il apaisera sa colère et domptera sa fureur. Tandis qu'il agite ces pensées dans son âme, et qu'il tire sa longue épée du fourreau, Minerve descend du ciel, envoyée par Junon aux blanches épaules, qui chérit également ces deux guerriers et veille sur eux. Elle se tient

derrière le fils de Pélée, saisit sa blonde chevelure, puis se montre à lui seul, et reste invisible à tous les regards. Achille étonné se retourne, et reconnaît aussitôt Minerve-Pallas, dont les yeux brillent d'un éclat terrible; il lui adresse ces rapides paroles :

Pourquoi, fille de Jupiter qui tient l'égide, es-tu venue › en ces lieux? Est-ce pour me voir outragé par Agamemnon? › Cependant, je te le déclare, et ce que je te dis s'accomplira, › bientôt, peut-être, son insolence lui coûtera la vie.

< Minerve, aux yeux d'azur, lui répond à son tour:

Je viens des cieux pour apaiser ta colère, si toutefois tu › veux m'écouter. Je suis envoyée par Junon aux bras blancs, » qui vous chérit également tous deux. Termine ces débats, et › n'arme plus ta main du glaive. Parle done, puisque tu ne › peux te contenir. Cependant, je te le déclare, et cela s'ac› complira aussi, je te donnerai un jour, pour venger cette › injure, des présents trois fois plus splendides. Mais contiens ta colère, et obéis-nous. »

« L'impétueux Achille répond à ces paroles :

« Il faut, déesse, suivre vos conseils, malgré la colère qui > m'irrite; car c'est le parti le plus sage. Quiconque obéit aux dieux, en est toujours exaucé. »

› Il dit; et, docile aux paroles de Minerve, il pose sur la poignée d'argent sa main pesante, et repousse sa longue épée dans le fourreau. La déesse retourne vers l'Olympe, dans les demeures de Jupiter, du Dieu qui tient l'égide parmi les autres dieux.

› Achille, qui n'a point encore dompté sa colère, adresse au fils d'Atrée ces paroles outrageantes :

Toi, que le vin abrutit, et qui as l'œil impudent du dogue › et le cœur timide du cerf, jamais tu n'eus le courage de com› battre à la tête des peuples et de te placer en embuscade avec › les chefs Achéens : tu craindrais d'y trouver la mort. Certes, > il vaut mieux parcourir l'immense armée des Grecs, et dépouil> ler celui qui ose te contredire. Roi dévorateur des peuples, › c'est parce que tu commandes à des hommes sans valeur; car › sans cela, fils d'Atrée, tu aurais fait aujourd'hui ta dernière

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