Page images
PDF
EPUB

Sa complexion faible et délicate ne pouvait résister à tant de maux réunis; depuis quelque temps je m'apercevais que sa perte était inévitable, et tel était son triste sort que j'étais forcé de la désirer. En la voyant languir et se détruire chaque jour, j'observais avec une joie funeste s'approcher la fin de ses souffrances. Déjà, depuis un mois, sa faiblesse était augmentée, de fréquents évanouissements menaçaient sa vie d'heure en heure. Un soir (c'était vers le commencement d'aôut) je la vis si abattue que je ne voulus pas la quitter; elle était dans son fauteuil, ne pouvant plus supporter le lit depuis quelques jours. Je m'assis moi-même auprès d'elle, et, dans l'obscurité la plus profonde, nous eûmes ensemble notre dernier entretien. Mes larmes ne pouvaient se tarir; un cruel pressentiment m'agitait! "Pourquoi pleures-tu, me disaitelle, pour quoi t'affliger ainsi? je ne te quitterai pas en mourant et je serai présente dans tes angoisses."

Quelques instants après, elle me témoigna le désir d'être transportée hors de la tour, et de faire ses prières dans son bosquet de noisetiers; c'est là qu'elle passait la plus grande partie de la belle saison. "Je veux, disait-elle, mourir en regardant le ciel." Je ne croyais cependant pas son heure si proche. Je la pris dans mes bras pour l'enlever.

"Soutiens-moi seulement, me dit-elle, j'aurai peut-être encore la force de marcher." Je la conduisis lentement jusque dans les noisetiers; je lui formai un coussin avec des feuilles sèches qu'elle y avait rassemblées elle-même, et, l'ayant couverte d'un voile afin de la préserver de l'humidité de la nuit, je me plaçai auprès d'elle; mais elle désira être seule dans sa dernière méditation: je m'éloignai sans la perdre de vue. Je voyais son voile s'élever de temps en temps et ses mains blanches se diriger vers le ciel. Comme je me rapprochais du bosquet, elle demanda de l'eau: j'en apportai dans sa coupe; elle y trempa ses lèvres, mais elle ne put boire. "Je sens ma fin, me dit-elle en détournant la

Soutiens

Ce

tête, ma soif sera bientôt étanchée pour toujours. moi, mon frère, aide ta sœur à franchir le passage désiré, mais terrible. Soutiens-moi, récite les prières des agonisants." furent les dernières paroles qu'elle m'adressa. J'appuyai sa tête contre mon sein; je récitai la prière des agonisants : "Passe à l'éternité, ma sœur chérie, lui disais-je, délivre-toi de la vie; laisse cette dépouille dans mes bras!" Pendant trois heures je la soutins ainsi dans la dernière lutte de la nature; elle s'éteignit enfin doucement, et son âme se détacha sans effort de la terre. X. de Maistre.

L'ACADEMIE SILENCIEUSE.

BLANCHET (FRANÇOIS).

1707-1784.

Il a fait preuve d'esprit et d'érudition dans ses deux ouvrages principaux : Variétés morales et amusantes logues et contes orientaux.

apo

Il y avait à Amadan une célèbre académie dont le premier statut était conçu en ces termes : "Les Académiciens penseront beaucoup, écriront peu, et ne parleront que le moins qu'il sera possible." On l'appelait l'Académie silencieuse, et il n'était point en Perse de vrai savant qui n'eût l'ambition d'y être admis. Le docteur Zeb, auteur d'un petit livre excellent, intitulé: "LE BAILLON apprit au fond de sa province qu'il vaquait une place dans l'Académie silencieuse. Il part aussitôt il arrive à Amadan, et, se présentant à la porte de la salle où les académiciens sont assemblés, il prie l'huissier de remettre au président ce billet : Le docteur Zeb demande humblement la place vacante." Lhuissier s'acquitta sur-lechamp de la commission ; mais le docteur et son billet arrivaient trop tard; la place était déjà remplie. L'Académie fut désolée

de ce contre-temps; elle avait reçu, un peu malgré elle, un bel esprit de la cour, dont l'éloquence vive et légère faisait l'admiration de toutes les ruelles, et elle se voyait réduite à refuser le docteur Zeb, le fléau des bavards, une tête si bien faite, si bien meublée! Le président, chargé d'annoncer au docteur cette désagréable nouvelle, ne pouvait presque s'y résoudre, et ne savait comment s'y prendre. Après avoir un peu rêvé, il fit remplir d'eau une grande coupe, mais si bien remplie, qu'une goutte de plus eût fait déborder la liqueur; puis il fit signe qu'on introdusît le candidat. Il parut avec cet air simple et modeste qui annonce presque toujours le vrai mérite. Le président se leva, et, sans proférer une parole, il lui montra d'un air affligé la coupe emblématique, cette coupe si exactement pleine. Le docteur comprit de reste qu'il n'y avait plus de place à l'académie; mais, sans perdre courage, il songeait à faire comprendre qu'un académicien surnuméraire n'y dérangerait rien. Il voit à ses pieds une feuille de rose, il la ramasse, il la pose délicatement sur la surface de l'eau, et fait si bien qu'il n'en échappe pas une seule goutte.

A cette réponse ingénieuse, tout le monde battit des mains; on laissa dormir les règles pour ce jour-là, et le docteur Zeb fut reçu par acclamation. On lui présenta sur-le-champ le régistre de l'Académie, où les récipiendaires devaient s'inscrire eux-mêmes. Il s'y inscrivit donc, et il ne lui restait plus qu'à prononcer, suivant l'usage, une phrase de remercîment; mais, en académicien vraiment silencieux, le docteur remercia sans dire un mot. Il écrivit en marge le nombre 100; c'était celui de ses nouveaux confrères; puis, mettant un zéro devant le chiffre, il écrivit au-dessous: "ils n'en vaudront ni moins ni plus (0100)." Le président répondit au modeste docteur avec autant de politesse que de présence d'esprit; il mit le chiffre I devant le nombre cent, et il ecrivit: "Ils en vaudront dix fois davantage (1100)."

LE SINGE QUI MONTRE LA LANTERNE MAGIQUE.

FLORIAN est un

FLORIAN (JEAN-PIERRE).

1755-1794.

conteur charmant; son style est facile, naturel et gracieux. Il a écrit quelque pièces de théâtre, des contes, des nouvelles pastorales; mais son vrai titre littéraire sont ses fables; inférieur à La Fontaine, il prend cependant sa place au premier rang.

Messieurs les beaux esprits, dont la prose et les vers

Sont d'un style pompeux et toujours admirable, Mais que l'on n'entend point, écoutez cette fable, Et tâchez de devenir clairs.

Un homme qui montrait la lanterne magique
Avait un singe dont les tours

Attiraient chez lui grand concours:

Jacqueau, c'était son nom, sur la corde élastique
Dansait et voitigeait au mieux,

Puis faisait le saut périlleux,

Et puis sur un cordon, sans que rien le soutienne,
Le corps droit, fixe, d'aplomb,

Notre Jacque fait tout au long

L'exercice à la prussienne.

Un jour qu'au cabaret son maître était resté

(C'était, je pense, un jour de fête),

Notre singe en liberté

Veut faire un coup de sa tête.

Il s'en va rassembler les divers animaux
Qu'il peut rencontrer dans la ville:

Chiens, chats, poulets, dindons, pourceaux
Arrivent bientôt à la file.

"Entrez, entrez, messieurs, criait notre Jacqueau.

C'est ici, c'est ici qu'un spectacle nouveau

Vous charmera gratis. Oui, messieurs, à la porte

On ne prend point d'argent, je fais tout pour l'honneur." A ces mots, chaque spectateur

Va se placer, et l'on apporte

La lanterne magique; on ferme les volets,
Et, par un discours fait exprès,
Jacqueau prépare l'auditoire.
Ce morceau vraiment oratoire
Fit bâiller; mais on applaudit.

Content de son succès, notre singe saisit
Un verre peint qu'il met dans la lanterne.
Il sait comment on le gouverne,

Et crie, en le poussant: "Est-il rien de pareil?
Messieurs, vous voyez le soleil,

Ses rayons et toute sa gloire.

Voici présentement la lune; et puis l'histoire.
D'Adam, d'Eve et des animaux.

Voyez, messieurs, comme ils sont beaux !

Voyez la naissance du monde,

Vqyez"... Les spectateurs dans une nuit profonde
Ecarquillaient leurs yeux, et ne pouvaient rien voir:
L'appartement, le mur, tout était noir.

“Ma foi, disait un chat, de toutes les merveilles
Dont il étourdit nos oreilles

Le fait est que je ne vois rien.

Ni moi non plus disait un chien.

Moi, disait un dindon, je vois bien quelque chose; Mais je ne sais pour quelle cause

Je ne distingue pas très bien."

Pendant tout ce discours, le Cicéron moderne
Parlait éloquemment, et ne se lassait point.

Il n'avait oublié qu'un point,

C'était d'éclairer sa lanterne.

« PreviousContinue »