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ne s'y fient pas tant, qu'ils ne tâchent de pénétrer, s'il est possible, quelque chose de la raison de ce fait, pour juger quand il faudra faire des exceptions. Car la raison est seule capable d'établir des règles sûres, et de suppléer à ce qui manque à celles qui ne l'étaient point (en y faisant des exceptions), et enfin de trouver des liaisons certaines dans la force des conséquences nécessaires; ce qui donne seulement le moyen de prévoir l'évènement, sans avoir besoin d'expérimenter les liaisons sensibles des images; à quoi les bêtes sont réduites. De sorte que ce qui justifie les principes internes des vérités nécessaires, distingue encore l'homme de la bête.

« Peut-être que notre habile auteur ne s'éloignera pas entièrement de mon sentiment; car, après avoir employé tout son premier livre à rejeter les lumières innées, prises dans un certain sens, il avoue pourtant, au commencement du second et dans la suite, que les idées qui n'ont point leur origine dans la sensation, viennent de la réflexion. Or, la réflexion n'est autre chose qu'une attention à ce qui est en nous, et les sens ne nous donnent point ce que nous portons déja avec nous. Cela étant, peut-on nier qu'il y ait beaucoup d'inné en nous, puisque nous sommes pour ainsi dire innés à nous-mêmes? Peut-on nier qu'il y ait en nous étre, unité, substance, durée, changement, action, perception, plaisir, et mille autres objets de nos idées intellectuelles? Ces mêmes objets étant immédiats et toujours présents à notre entendement (quoiqu'ils ne puissent pas être toujours aperçus, à cause de nos distractions et de nos besoins), pourquoi s'étonner que nous disions que ces idées nous sont innées, avec tout ce qui en dépend? Je me suis servi aussi de la comparaison d'une pierre de marbre qui a des veines, plutôt que d'une pierre

de marbre tout unie, ou des tablettes vides, c'est-à-dire de ce qui s'appelle tabula rasa, chez les philosophes : car, si l'ame ressemblait à ces tablettes vides, les vérités seraient en nous comme la figure d'Hercule est dans un bloc de marbre, quand il est tout-à-fait indifférent à recevoir ou cette figure, ou quelque autre. Mais s'il y avait, dans la pierre, des veines qui marquassent la figure d'Hercule préférablement à d'autres figures, cette pierre y serait plus déterminée, et Hercule y serait comme inné, en quelque façon, quoiqu'il fallût du travail pour découvrir ces veines, et pour les nettoyer, en retranchant ce qui les empêche de paraître. C'est ainsi que les idées et les vérités nous sont innées comme des inclinations, des dispositions, des habitudes ou des virtualités naturelles, et non pas comme des actions, quoique ces virtualités soient toujours accom→ pagnées de quelques actions, souvent insensibles, qui y répondent.

<«Il semble que notre habile auteur prétend qu'il n'y ait rien de virtuel en nous, et même rien dont nous nous apercevions toujours actuellement; mais il ne peut pas prendre cela à la rigueur, autrement son sentiment serait trop paradoxe, puisque, encore que les habitudes acquises et les provisions de notre mémoire ne soient pas toujours aperçues, et même ne viennent pas toujours à notre secours au besoin, nous nous les remettons souvent aisément dans l'esprit, à quelque occasion légère qui nous en fait souvenir, comme il ne nous faut que le commencement d'une chanson, pour nous faire ressouvenir du reste. Il limite aussi sa thèse en d'autres endroits, en disant qu'il n'y a rien en nous dont nous ne nous soyons au moins aperçus autrefois; mais, outre que personne ne peut assurer, par la seule raison, jusqu'où peuvent être allées nos

aperceptions passées, que nous pouvons avoir oubliées, sur-tout suivant la réminiscence des Platoniciens, qui, toute fabuleuse qu'elle est, n'a rien d'incompatible avec la raison toute nue; outre cela, dis-je, pourquoi faut-il que tout nous soit acquis par les aperceptions des choses externes, et que rien ne puisse être déterré en nous-mêmes? Notre ame est-elle donc seule si vide que, sans les images empruntées du dehors, elle ne soit rien? Ce n'est pas là, je m'assure, un sentiment que notre judicieux auteur puisse approuver. Et où trouvera-t-on des tablettes qui ne soient, par elles-mêmes, quelque chose de varié? Verra-t-on jamais un plan parfaitement uni et uniforme ? Pourquoi donc ne pourrions-nous pas fournir à nous-mêmes quelque objet de pensée de notre propre fonds, lorsque nous y voudrons creuser? Ainsi je suis porté à croire que, dans le fonds, son sentiment n'est pas différent du mien, ou plutôt du sentiment commun, d'autant qu'il reconnaît deux ources de nos connaissances, les sens et la réflexion.

«Je ne sais s'il sera aussi aisé d'accorder cet auteur avec nous et avec les Cartésiens, lorsqu'il soutient que l'esprit ne pense pas toujours, et particulièrement qu'il est sans perception lorsqu'il dort sans avoir des songes. Il dit que, puisque les corps peuvent être sans mouvement, les ames pourront bien être aussi sans pensée. Mais ici je réponds un peu autrement qu'on n'a coutume de faire. Car je soutiens que naturellement une substance ne saurait être sans action, et qu'il n'y a même jamais de corps sans mouvement. L'expérience est déja en ma faveur, et on n'a qu'à consulter le livre de l'illustre M. Boyle, pour en être persuadé. Mais je crois que la raison y est encore, et c'est une des preuves que j'ai pour détruire les atomes. D'ailleurs il y a mille marques qui font juger qu'il y a,

à tout moment, en nous une infinité de perceptions, mais sans aperception et sans réflexion, c'est-à-dire des changements dans l'ame même dont nous ne nous apercevons pas, parce que ces perceptions sont trop petites et en trop grand nombre, ou trop uniformes, en sorte qu'elles n'ont rien d'assez distinguant à part, mais, étant jointes à d'autres, elles ne laissent pas de faire leur effet, et de se faire sentir dans l'ensemble, au moins confusément. C'est ainsi que l'habitude fait que nous ne prenons pas gardé au mouve-. ment d'un moulin, ou à une chute d'eau, quand nous avons habité tout auprès pendant quelque temps. Ce n'est pas que ce mouvement ne frappe toujours nos organes, et qu'il ne se rencontre encore dans l'ame quelque chose qui y réponde, à cause de l'harmonie de l'ame et du corps; mais les impressions qui sont dans l'ame et dans le corps, destituées des attraits de la nouveauté, ne sont pas assez fortes pour s'attirer notre attention et notre mémoire, qui ne s'attachent qu'à des objets plus occupants.

<< Toute attention demande de la mémoire, et quand nous ne sommes point avertis pour ainsi dire de prendre garde à quelques-unes de nos propres impressions présentes, nous les laissons passer sans réflexion, et même sans les remarquer; mais si quelqu'un nous en avertit incontinent, et nous fait remarquer, par exemple, quelque bruit qu'on vient d'entendré, nous nous en souvenons et nous nous apercevons d'en avoir eu tantôt quelque sentiment. Ainsi c'étaient des perceptions dont nous ne nous étions pas aperçus à l'instant même, l'aperception ne venant, dans ce cas d'avertissement, qu'après quelque intervalle tout petit qu'il soit. Pour juger encore mieux des petites perceptions que nous ne saurions distinguer dans la foule, j'ai coutume de me servir de l'exemple du mugissement,

ou du bruit de la mer dont on est frappé, quand on est sur le rivage. Pour entendre ce bruit comme l'on fait, il faut bien qu'on entende les parties qui composent ce tout, c'est-à-dire le bruit de chaque vague, quoique chacun de ces petits bruits ne se fasse connaître que dans l'assemblage confus de tous les autres ensemble, et qu'il ne dût pas être remarqué, si cette vague qui le fait était seule. Car il faut qu'on soit un peu affecté par le mouvement de cette vague, et qu'on ait quelque perception de chacun de ces bruits quelque petits qu'ils soient; autrement on n'aurait pas celle de cent mille vagues, puisque cent mille riens ne sauraient faire quelque chose. D'un autre côté, on ne dort jamais si profondément qu'on n'ait quelque sentiment faible et confus; et on ne serait jamais éveillé par le plus grand bruit du monde, si l'on n'avait quelque perception de son commencement, qui est petit, comme on ne romprait jamais une corde par le plus grand effort du monde, si elle n'était tendue et allongée un peu, par de moindres efforts, quoique cette petite extension qu'ils produisent ne paraisse pas.

« Ces petites perceptions sont donc de plus grande efficacité qu'on ne pense. Ce sont elles qui forment ce je ne sais quoi, ces goûts, ces images des qualités des sens, claires dans l'assemblage, mais confuses dans les parties; ces impressions que les corps qui nous environnent font sur nous, et qui enveloppent l'infini; cette liaison que chaque être a avec tout le reste de l'univers. On peut même dire qu'en conséquence de ces petites perceptions, le présent est plein de l'avenir, et chargé du passé, que tout est conspirant (σúμжvoia Távтa), comme disait Hippocrate, et que, dans la moindre des substances, des yeux aussi per

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