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qu'elle n'y laisse aucune impression, ni par conséquent aucun souvenir de ces sortes de pensées (35). Mais sans répéter ici ce que je viens de dire de l'absurdité qui suit d'une telle supposition, savoir, que le même homme se trouve par là divisé en deux personnes distinctes, je réponds, outre cela, que quelques idées que l'ame puisse recevoir et considérer sans l'intervention du corps, il est raisonnable de conclure, qu'elle peut aussi en conserver le souvenir sans l'intervention du corps; ou bien, la faculté de penser

(35) « Je suis bien éloigné de dire cela, puisque je crois qu'il y a toujours une étroite correspondance entre le corps « et l'ame, et puisque je me sers des impressions du corps, «< soit en dormant, soit en veillant, pour prouver que l'ame << en a de semblables. Je tiens même qu'il se passe quelque <«< chose dans l'ame qui répond à la circulation du sang, et à << tous les mouvements internes des viscères, dont on ne s'aperçoit pourtant point, tout comme ceux qui habitent auprès d'un moulin à eau ne s'aperçoivent point du bruit qu'il fait. En effet, s'il y avait des impressions dans le «< corps, pendant le sommeil ou pendant la veille, dont l'ame << ne fût point touchée ou affectée du tout, il faudrait des << limites à l'union de l'ame et du corps, comme si les im« pressions corporelles avaient besoin d'une certaine figure <«<et grandeur, pour que l'ame s'en pût ressentir; ce qui << n'est point soutenable, si l'ame est incorporelle, car il n'y « a aucune proportion entre une substance incorporelle, et « une telle ou telle modification de la matière. En un mot, << c'est une grande source d'erreurs de croire qu'il n'y a au<«< cune perception dans l'ame que celles dont elle s'aperçoit. »

ne sera pas d'un grand avantage à l'ame et à tout autre esprit séparé du corps. Si l'ame ne se souvient pas de ses propres pensées; si elle ne peut point les mettre en réserve, ni les rappeler pour les employer dans l'occasion; si elle n'a pas le pouvoir de réfléchir sur le passé et de se servir des expériences, des raisonnements et des réflexions qu'elle a faites auparavant, à quoi lui sert de penser? Ceux qui réduisent l'ame à penser de cette manière, n'en font pas un être beaucoup plus excellent, que ceux qui ne la regardent que comme un assemblage des parties les plus subtiles de la matière, gens qu'ils condamnent eux-mêmes avec tant de hauteur. Car enfin des caractères tracés sur la poussière que le premier souffle de vent efface, ou bien des impressions faites sur un amas d'atomes ou d'esprits animaux, sont aussi utiles et rendent le sujet aussi excellent que les pensées de l'ame qui s'évanouissent à mesure qu'elle pense, ces pensées n'étant pas plus tôt hors de sa vue, qu'elles se dissipent pour jamais, sans laisser aucun souvenir après elles. La nature ne fait rien en vain, ou pour des fins peu considérables; et il est bien malaisé de concevoir que notre divin créateur, dont la sagesse est infinie, nous ait donné la faculté de penser, qui est si admirable, et qui

approche le plus de l'excellence de cet être incompréhensible, pour être employée d'une manière si inutile, pour le moins la quatrième partie du temps qu'elle est en action; en sorte qu'elle pense constamment durant tout ce tempslà, sans se souvenir d'aucune de ses pensées, sans en retirer aucun avantage pour elle-même ou pour les autres, et sans être par là d'aucune utilité à quoi que ce soit dans ce monde. Si nous pensons bien à cela, nous ne trouverons pas, je m'assure, que le mouvement de la matière, toute brute et insensible qu'elle est, puisse être, nulle part dans le monde, si inutile et si absolument hors d'oeuvre.

$ 16.

A la vérité, nous avons quelquefois des exemples de certaines perceptions qui nous viennent en dormant, et dont nous conservons le souvenir; mais y a-t-il rien de plus extravagant et de plus mal lié, que la plupart de ces pensées? Combien peu de rapport ont-elles avec la perfection qui doit convenir à un être raisonnable? C'est ce que savent fort bien tous ceux qui sont accoutumés à faire des songes, sans qu'il soit nécessaire de les en avertir. Sur quoi je voudrais bien qu'on me dit, si, lorsque l'ame pense

ainsi à part, et comme (a) séparée du corps, elle agit moins raisonnablement que lorsqu'elle agit conjointement avec le corps, ou non. Si les pensées qu'elle a dans ce premier état, sont moins raisonnables, ces gens-là doivent donc dire, que c'est du corps que l'ame tient la faculté de penser raisonnablement. Que si ses

(a) Je ne pense pas que ceux que M. Locke combat ici, se soient jamais avisés de soutenir que l'ame de l'homme soit plus séparée du corps pendant que l'homme dort, que pendant qu'il veille.... Mais on pourrait fort bien soutenir, ce me semble, et contre Descartes et contre M. Locke, qu'à la rigueur on ne peut ni affirmer ni nier positivement que l'ame pense toujours..... C'est ce qu'on vient de reconnaître fort ingénument dans un petit ouvrage, écrit en anglais, intitulé: Défense du docteur CLARKE sur l'existence et les attributs de Dieu, etc. (Londres 1732.) L'auteur venant à raisonner sur la nature de l'ame, et en particulier sur son extension, nous dit : « Que toute la difficulté qu'il y a à se déterminer << sur l'article de son extension, semble fondée sur l'incapa<«< cité où nous sommes de concevoir ce que c'est que pen<«< ser, et en quoi il consiste. Que ce soit, dit-il, une opération de l'ame, et non son essence, c'est, je crois, ce qui est «< assez certain, quoiqu'il ne paraisse pas, comme le sup«pose M. Locke, que penser soit à l'ame comme le mou«vement est au corps. Car ce peut fort bien être une opé<«<ration qui ne saurait cesser. » Ce que cet auteur prouve immédiatement après, par un raisonnement fort subtil à la vérité, mais qui est aussi probable que le sujet peut le permettre. Et de tout cela il conclut, que de savoir si l'ame pense toujours, c'est une question fort disputable, et que nous sommes peut-être tout-à-fait incapables de décider.

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pensées ne sont pas alors moins raisonnables que lorsqu'elle agit avec le corps, c'est une chose étonnante que nos songes soient pour la plupart si frivoles et si absurdes, et que l'ame ne retienne aucun de ses soliloques, aucune de ses méditations les plus raisonnables.

§ 17.

Suivant cette hypothèse, l'ame doit avoir des Idées qui ne viennent ni par sensation ni par réflexion, à quoi il n'y a nulle apparence.

Je voudrais aussi que ceux qui assurent avec tant de confiance, que l'ame pense actuellement toujours, nous dissent quelles sont les idées qui se trouvent dans l'ame 'd'un enfant (a), avant qu'elle soit unie au corps, ou justement dans le temps de son union, avant qu'elle ait reçu

(a) Un enfant n'est point enfant avant que d'avoir un corps, et, par conséquent, dès qu'il a une ame, cette ame est actuellement unie à son corps. De savoir si cette ame a subsisté avant que d'être l'ame d'un enfant, c'est une question qui n'est point, je pense, du ressort de la philosophie. Ceux à qui M. Locke en veut en cet endroit pourraient fort bien dire, sans contredire leur hypothèse, que l'ame commence penser dans le temps de son union avec le corps; et même qu'il lui vient des idées par voie de sensation.

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