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sens, s'attirent l'attention de ces petites créatures, que leur penchant porte à connaître tout ce qui leur est nouveau, et à prendre du plaisir à la diversité des objets qui les frappent en tant de différentes manières. Ainsi, les enfants emploient ordinairement leurs premières années à voir et à observer ce qui se passe au-dehors; de sorte que, continuant à s'attacher constamment à tout ce qui frappe les sens, ils font rarement aucune sérieuse réflexion sur ce qui se passe au-dedans d'eux-mêmes, jusqu'à ce qu'ils soient parvenus à un âge plus avancé; et il s'en trouve qui, devenus hommes, n'y pensent presque jamais.

$ 9.

L'ame commence d'avoir les Idées, lorsqu'elle commence d'apercevoir.

Du reste, demander en quel temps l'homme commence d'avoir quelques idées, c'est demander en quel temps il commence d'apercevoir; car, avoir des idées et avoir des perceptions, c'est une seule et même chose. Je sais bien que certains philosophes (a) assurent que l'ame pense toujours; qu'elle a constamment en ellemême une perception actuelle de certaines

(a) Les Cartésiens.

idées, aussi long-temps qu'elle existe; et que la pensée actuelle est aussi inséparable de l'ame, que l'extension actuelle est inséparable du corps; de sorte que, si cette opinion est véritable, rechercher en quel temps un homme commence d'avoir des idées, c'est la même chose que de rechercher quand son ame a commencé d'exister. Car, à ce compte, l'ame et ses idées commencent à exister dans le même temps, tout de même que le corps et son étendue.

§ 10.

L'ame ne pense pas toujours, parce qu'on ne saurait le prouver.

Mais, soit qu'on suppose que l'ame existe avant, après, ou dans le même temps que le corps commence d'être grossièrement organisé ou d'avoir les principes de la vie (ce que je laisse discuter à ceux qui ont mieux médité sur cette matière que moi), quelque supposition, dis-je, qu'on fasse à cet égard, j'avoue qu'il m'est tombé en partage une de ces ames pesantes, qui ne se sentent pas toujours occupées de quelque idée, et qui ne sauraient concevoir qu'il soit plus nécessaire à l'ame de penser toujours, qu'au corps d'être toujours en mouvement; la perception des idées étant à l'ame, comme je

crois, ce que le mouvement est au corps, savoir, une de ses opérations, et non pas ce qui en constitue l'essence (29). D'où il s'ensuit que, quoique la pensée soit regardée comme l'action la plus propre à l'ame, il n'est pourtant pas nécessaire de supposer que l'ame pense toujours, et qu'elle soit toujours en action. C'est là peutêtre le privilége de l'auteur et du conservateur de toutes choses, qui, étant infini dans ses perfections, ne dort ni ne sommeille jamais; ce qui ne convient point à aucun être fini, ou du moins à un être tel que l'ame de l'homme. Nous savons certainement par expérience que nous pensons quelquefois; d'où nous tirons cette conclusion infaillible, qu'il y a en nous quelque chose qui a la puissance de penser. Mais de savoir si cette substance pense continuellement ou non, c'est de quoi nous ne pouvons nous assurer qu'autant que l'expérience nous en instruit. Car, dire que penser actuellement est une propriété essentielle à l'ame, c'est poser visiblement ce qui est en question, sans en donner aucune

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(29) « Une substance qui sera une fois en action, le sera toujours, car toutes les impressions demeurent, et sont « mêlées seulement avec d'autres nouvelles... On peut croire <«< que, si le corps n'est jamais en repos, l'ame, qui y ré

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pond, ne sera jamais non plus sans perception.

preuve; de quoi l'on ne saurait pourtant se dispenser, à moins à moins que ce ne soit une proposition évidente par elle-même. Or, j'en appelle à tout le genre humain, pour savoir s'il est vrai que cette proposition, L'ame pense toujours, soit évidente par elle-même (30), de sorte que chacun y donne son consentement dès qu'il l'entend pour la première fois. Je doute si j'ai pensé la nuit précédente ou non. Comme c'est une question de fait, c'est faire une pétition de principe, que d'alléguer en preuve une supposition qui est la chose même dont on dispute. Il n'y a rien qu'on ne puisse prouver par cette méthode. Je n'ai qu'à supposer que toutes les pendules pensent tandis que le balancier est en mouvement; et dès-là j'ai prouvé suffisamment et d'une manière incontestable que ma pendule a pensé durant toute la nuit précédente. Mais quiconque veut éviter de se tromper soi-même, doit établir son hypothèse sur un point de fait, et en démontrer la vérité par des expériences sensibles, et non pas se prévenir sur un point de fait en faveur de son hypothèse, c'est-à-dire

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(30) « Je ne le dis point non plus. Il faut un peu de raison<< nement et d'attention pour la trouver. Le vulgaire s'en aperçoit aussi peu que de la pression de l'air et de la rondeur de la terre. »

juger qu'un fait est vrai parce qu'il le suppose tel; manière de prouver qui se réduit à ceci : Il faut nécessairement que j'aie pensé pendant toute la nuit précédente, parce qu'un autre a supposé que je pense toujours, quoique je ne puisse pas apercevoir moi-même que je pense effectivement toujours.

Je ne puis m'empêcher de remarquer ici, que des gens passionnés pour leurs sentiments sont non-seulement capables d'alléguer en preuve une pure supposition de ce qui est en question, mais encore de faire dire à ceux qui ne sont pas de leur avis, tout autre chose que ce qu'ils ont dit effectivement. C'est ce que j'ai éprouvé dans cette occasion; car il s'est trouvé un auteur qui, ayant lu la première édition de cet ouvrage, et n'étant pas satisfait de ce que je viens d'avancer contre l'opinion de ceux qui soutiennent que l'ame pense toujours, me fait dire qu'une chose cesse d'exister parce que nous ne sentons pas qu'elle existe pendant notre sommeil. Étrange conséquence, qu'on ne peut m'attribuer sans avoir l'esprit rempli d'une aveugle préoccupation! Car je ne dis pas qu'il n'y ait point d'ame dans l'homme, parce que, durant le sommeil, l'homme n'en a aucun sentiment; mais je dis que l'homme ne saurait penser, en quelque temps que ce soit, qu'il veille ou qu'il

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