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les cataractes de celui qui est devenu aveugle, il aura de nouveau des idées des couleurs, qu'il ne se souvient nullement d'avoir eues; idées que la vue qu'il vient de recouvrer, fera passer dans son esprit, sans qu'il soit convaincu en luimême de les avoir connues auparavant : après quoi, il pourra les rappeler et se les rendre comme présentes à l'esprit au milieu des ténèbres. Et c'est à l'égard de toutes ces idées des couleurs qu'on peut rappeler dans l'esprit, quoiqu'elles ne soient pas présentes aux yeux, qu'on dit qu'étant dans la mémoire elles sont aussi dans l'esprit. D'où je conclus: que toute idée qui est dans l'esprit, sans être actuellement présente à l'esprit, n'y est qu'en tant qu'elle est dans la mémoire que si elle n'est pas dans la mémoire, elle n'est point dans l'esprit ; et que si elle est dans la mémoire, elle ne peut devenir actuellement présente à l'esprit, sans une perception qui fasse connaître que cette idée procède de la mémoire, c'est-à-dire qu'on l'a auparavant connue, et qu'on s'en ressouvient présentement. Si donc il y a des idées innées, elles doivent être dans la mémoire, ou bien on ne saurait dire qu'elles soient dans l'esprit; et si elles sont dans la mémoire, elles peuvent être retracées à l'esprit sans qu'aucune impression extérieure précède; et toutes les fois qu'elles se pré

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sentent à l'esprit, elles produisent un sentiment de réminiscence, c'est-à-dire qu'elles portent avec elles une perception qui convainc intérieurement l'esprit, qu'elles ne lui sont pas entièrement nouvelles. Telle étant la différence qui se trouve constamment entre ce qui est et ce qui n'est pas dans la mémoire, ou dans l'esprit, tout ce qui n'est pas dans la mémoire est regardé comme une chose entièrement nouvelle, et qui était auparavant tout-à-fait inconnue, lorsqu'il vient à se présenter à l'esprit : au contraire, ce qui est dans la mémoire, ou dans l'esprit, ne paraît point nouveau, lorsqu'il vient à paraître l'intervention de la mémoire; mais l'esprit le trouve en lui-même, et connaît qu'il y était auparavant. On peut éprouver par là s'il y a aucune idée innée dans l'esprit avant l'impression faite par sensation ou par réflexion. Du reste, je voudrais bien voir un homme qui, étant parvenu à l'âge de raison, ou dans quelque autre temps que ce soit, se ressouvînt de quelqu'une de ces idées qu'on prétend être innées, et auquel elles n'auraient jamais paru nouvelles depuis sa naissance. Que si quelqu'un prétend soutenir qu'il y a dans l'esprit des idées qui ne sont pas dans la mémoire, je le prierai de s'expliquer et de me faire comprendre ce qu'il entend par

par

là.

§ 21.

Les principes qu'on veut faire passer pour innés, ne le sont pas, parce qu'ils sont de peu d'usage, ou d'une évidence peu sensible.

Outre ce que j'ai déja dit, il y a une autre raison qui me fait douter si ces principes, que je viens d'examiner, ou quelque autre que ce soit, sont véritablement innés. Comme je suis pleinement convaincu que Dieu, qui est infiniment sage, n'a rien fait qui ne soit parfaitement conforme à son infinie sagesse, je ne saurais voir pourquoi l'on devrait supposer que Dieu imprime certains principes universels dans l'ame des hommes, puisque les principes de spéculation qu'on prétend étre innés, ne sont pas d'un fort grand usage, et que ceux qui concernent la pratique ne sont point évidents par eux-mêmes ; et que les uns et les autres ne peuvent être distingués de quelques autres vérités qui ne sont pas reconnues pour innées. Car, pourquoi Dieu auraitil gravé de son propre doigt, dans l'ame des hommes, des caractères qui n'y paraissent pas plus nettement que ceux qui y sont introduits dans la suite, ou qui même ne peuvent être distingués de ces derniers? Que si quelqu'un est persuadé qu'il y a effectivement des idées et des

propositions innées, qui, par leur clarté et leur utilité, peuvent être distinguées de tout ce qui vient de dehors dans l'esprit, et dont on a une connaissance acquise, il n'aura pas de peine à nous dire quelles sont ces propositions et ces idées, et alors tout le monde sera capable de juger si elles sont véritablement innées ou non. Car, s'il y a de telles idées qui soient visiblement différentes de toute autre perception ou connaissance, chacun pourra s'en convaincre par luimême. J'ai déja parlé de l'évidence des maximes qu'on suppose innées; et j'aurai occasion de parler plus au long de leur utilité.

§ 22.

La différence des découvertes que font les hom mes, dépend du différent usage qu'ils font de leurs facultés.

Pour conclure: il y a quelques idées qui se présentent d'abord comme d'elles-mêmes à l'entendement de tous les hommes, et certaines vérités qui résultent de quelques idées, dès que l'esprit joint ces idées ensemble pour en faire des propositions. Il y a d'autres vérités qui dépendent d'une suite d'idées disposées en bon ordre, de l'exacte comparaison qu'on en fait, et de certaines déductions faites avec soin, sans

quoi l'on ne peut les découvrir, ni leur donner son consentement. Certaines vérités de la première espèce ont été regardées mal-à-propos comme innées, parce qu'elles sont reçues généralement et sans peine. Mais la vérité est, que les idées, quelles qu'elles soient, ne sont pas plus nées avec nous, que les arts et les sciences, quoiqu'il y en ait effectivement quelques-unes qui se présentent plus aisément à notre esprit que d'autres, et qui, par conséquent, sont plus généralement reçues, bien qu'au reste elles ne viennent à notre connaissance, qu'en conséquence de l'usage que nous faisons des organes de notre corps et des facultés de notre ame; Dieu ayant donné aux hommes des facultés et des moyens pour découvrir, recevoir et retenir certaines vérités, selon qu'ils se servent de ces facultés et de ces moyens dont il les a pourvus. L'extrême différence qu'on trouve entre les idées des hommes, vient du différent usage qu'ils font de leurs facultés. Les uns (et c'est le plus grand nombre), recevant les choses sur la foi d'autrui, font un mauvais usage du pouvoir qu'ils ont de donner leur consentement à telle ou telle chose, en soumettant lâchement leur esprit à l'autorité des autres, dans des points qu'il est de leur devoir d'examiner eux-mêmes avec soin, au lieu de les recevoir aveuglément avec une foi

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