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vrai et du faux, du juste et de l'injuste. Les uns n'ont ni assez d'habileté, ni assez de loisir pour les examiner; les autres en sont détournés par la paresse; et il y en a qui s'en abstiennent parce qu'on leur a dit, depuis leur enfance, qu'ils se devaient bien garder d'entrer dans cet examen : de sorte qu'il y a peu de personnes que l'ignorance, la faiblesse d'esprit, les distractions, paresse, l'éducation ou la légèreté, n'engagent à embrasser les principes qu'on leur a appris, sur la foi d'autrui, sans les examiner.

la

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C'est là, visiblement, l'état où se trouvent tous les enfants et tous les jeunes gens; et la coutume, plus forte que la nature, ne manquant guère de leur faire adorer, comme autant d'oracles émanés de Dieu, tout ce qu'elle a fait entrer une fois dans leur esprit, pour y être reçu avec un entier acquiescement, il ne faut pas s'étonner si, dans un âge plus avancé, lorsqu'ils sont ou embarrassés des affaires indispensables de cette vie, ou engagés dans les plaisirs, ils ne pensent jamais sérieusement à examiner les opinions dont ils sont prévenus, particulièrement si l'un de leurs principes est que les principes ne doivent pas étre mis en question. Mais, supposé même que l'on ait du temps, de l'esprit et de l'inclina

tion pour cette recherche, qui est assez hardi pour entreprendre d'ébranler les fondements de tous ses raisonnements et de toutes ses actions passées? Qui peut soutenir une pensée aussi mortifiante qu'est celle de soupçonner que l'on a été pendant long-temps dans l'erreur? Combien de gens y a-t-il qui aient assez de hardiesse et de fermeté pour envisager sans crainte les reproches que l'on fait à ceux qui osent s'éloigner du sentiment de leur pays, ou du parti dans lequel ils sont nés? Et où est l'homme qui puisse se résoudre patiemment à supporter les noms de fantasque, de sceptique et d'athée, qu'on ne manquera pas de lui donner, s'il témoigne seulement qu'il doute de quelqu'une des opinions communes? Ajoutez qu'il ne peut qu'avoir encore plus de répugnance à mettre en question ces sortes de principes, s'il croit, comme font la plupart des hommes, que Dieu a gravé ces principes dans son ame pour être la règle et la pierre de touche de toutes ses autres opinions. Et qu'est-ce qui pourrait l'empêcher de regarder ces principes comme sacrés, puisque de toutes les pensées qu'il trouve en lui, ce sont les plus anciennes, et celles qu'il voit que les autres hommes reçoivent avec le plus de res pect?

§ 26.

Comment les hommes viennent, pour l'ordinaire, à se faire des Principes.

Il est aisé de s'imaginer, après cela, comment il arrive que les hommes viennent à adorer les idoles qu'ils ont faites eux-mêmes, à se passionner pour les idées qu'ils se sont rendues familières pendant long-temps, et à regarder, comme des vérités divines, des erreurs et de pures absurdités; zélés adorateurs de singes et de veaux d'or, je veux dire, de vaines et ridicules opinions, qu'ils regardent avec un souverain respect, jusqu'à disputer, se battre, et mourir pour les défendre;

....

Quum solos credat habendos

Esse Deos, quos ipse colit.... (a).

<< chacun s'imaginant que les dieux qu'il sert << sont seuls dignes de l'adoration des hommes. >> Car, comme les facultés de raisonner, dont on fait presque toujours quelque usage, quoique presque toujours sans aucune circonspection, ne peuvent être mises en action, faute de fondement et d'appui, dans la plupart des hommes,

(a) JUVENALIS, sat. XV, v. 37 et 38.

qui, par paresse ou par distraction, ne découvrent point les véritables principes de la connaissance, ou qui, faute de temps ou de bons secours, ou pour quelque autre raison que ce soit, ne peuvent point les découvrir pour aller chercher eux-mêmes la vérité jusque dans sa source; il arrive naturellement et d'une manière presque inévitable, que ces sortes de gens s'attachent à certains principes qu'ils embrassent sur la foi d'autrui; de sorte que, venant à les regarder comme des preuves de quelque autre chose, ils s'imaginent que ces principes n'ont aucun besoin d'être prouvés. Or, quiconque a admis une fois dans son esprit quelques-uns de ces principes, et les y conserve avec tout le respect qu'on a accoutumé d'avoir des prinpour cipes, c'est-à-dire sans se hasarder jamais de les examiner, mais en se faisant une habitude de les croire parce qu'il faut les croire; ceux, dis-je, qui sont dans cette disposition d'esprit, peuvent se trouver engagés par l'éducation et par les coutumes de leur pays, à recevoir pour des principes innés les plus grandes absurdités du monde; et à force d'avoir les yeux long-temps attachés sur les mêmes objets, ils peuvent s'offusquer la vue jusqu'à prendre des monstres qu'ils ont forgés dans leur cerveau, pour des images de la Divinité, et l'ouvrage même de ses mains.

§ 27.

Les Principes doivent être examinés (19.).

On peut voir aisément, par ce progrès insensible, comment, dans cette grande diversité de principes opposés, que des gens de tout ordre et de toute profession reçoivent et défendent comme incontestables, il y en a tant qui passent pour innés. Que si quelqu'un s'avise de nier que ce soit là le moyen par où la plupart des hommes viennent à s'assurer de la vérité et de l'évidence de leurs principes, il aura peut-être bien de la peine à expliquer, d'une autre manière, comment ils embrassent des opinions tout-à-fait opposées, qu'ils croient fortement, qu'ils soutiennent avec une extrême confiance, et qu'ils sont prêts, pour la plupart, à sceller de leur propre sang. Et, dans le fond, si c'est

(19) <«< Nous sommes d'accord sur ce point; et bien loin « que j'approuve qu'on se fasse des principes douteux, je << voudrais moi qu'on cherchât jusqu'à la démonstration des << axiomes d'Euclide, comme quelques anciens ont fait aussi. « Et lorsqu'on demande le moyen de connaître et d'exami<< ner les principes innés, je réponds qu'excepté les instincts, << dont la raison est inconnue, il faut tâcher de les réduire << aux premiers principes, c'est-à-dire aux axiomes identiques ou immédiats, par le moyen des définitions, qui << ne sont autre chose qu'une exposition distincte des idées. »

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