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et desquels on peut dire avec juste raison, autant de têtes, autant d'avis et de façons de voir toutes diverses, je n'en ai pas trouvé un seul qui pût rien comprendre aux prétextes dont on se sert pour m'écarter de l'assemblée électorale. Et par quelle raison veuton m'en éloigner? Que craint-on de moi qui, depuis trente ans, ayant vu tant de pouvoirs nouveaux, tant de gouvernements se succéder, me suis accommodé à tous et n'en ai blâme que les abus, partisan déclaré de tout ordre établi, de tout état de choses supportable, ami de tout gouvernement, sans rien demander à aucun ? D'où peut venir, Messieurs ce système d'exclusion dirigé contre moi, contre moi seul? car je ne crois pas qu'on ait fait à personne les mêmes difficultés, et j'ai lieu de penser que des lettres imprimées, et en apparence adressées à tous les électeurs de ce département, ont été composées pour moi. Par où ai-je pu m'attirer cette attention, cette distinction? Je l'ignore, et ne vois rien dans ma vie, dans ma conduite, jusqu'à ce jour, qui puisse être suspect de mauvaise intention, de cabale, d'intrigue, de vue particulière ou d'esprit de parti, ni faire ombrage à qui que ce soit. Est-ce haine personnelle de M. le préfet? me croit-il son ennemi, parce qu'il m'est arrivé de lui parler librement? Il

se tromperait fort. Ce n'est pas d'aujourd'hui, ni avec lui seulement, que j'en use de cette façon. J'ai bien d'autres griefs, moi Courier, contre lui qui cherche à me ravir le plus beau, le plus cher, le plus précieux de mes droits et pourtant je ne lui en veux point. Je sais à quoi oblige une place, ou je m'en doute, pour mieux dire, et plains les gens qui ne peuvent ni parler ni agir d'après leur sentiment, s'ils ont un sentiment.

Mon droit est évident, palpable, incontestable. Tout le monde en convient, et nul n'y contredit, excepté le préfet. Je vous prie donc, Messieurs, de m'inscrire sur les listes où mon nom doit paraître et n'a pu être omis que par la plus insigne mauvaise foi. Je suis électeur, je veux l'être et en exercer tous les droits. Je n'y renoncerai jamais, et je déclare ici, Messieurs, devant vous, devant tous ceux qui peuvent entendre ma voix, je les prends à témoin que je proteste ici contre toute opération que pourrait faire, sans moi, le collège électoral, et regarde comme nulle toute nomination qui en résulterait, à moins qu'une décision légale n'ait statué sur la requête que j'ai l'honneur de vous adresser.

LETTRE PARTICULIÈRE.

Tours, le 18 octobre.

J'AI reçu la vôtre du 12. Nos métayers sont des fripons qui vendent la poule au renard; leurs valets me semblent comme à vous les plus méchants drôles qu'on ait vus depuis bien du temps. Ils ont mis le feu aux granges, et maintenant, pour l'éteindre, ils appellent les voleurs. Que faire? sonner le tocsin ? les secours sont à craindre presqu'autant que le feu. Croyez-moi; sans esclandre, à nous seuls, étouffons la flamme, s'il se peut. Après cela nous verrons; nous ferons un autre bail avec d'autres fripons; mais il faudra compter, faut faire une part à cette valetaille, puisqu'o qu'on ne peut s'en passer, et surtout point de pot de vin.

Voilà mon sentiment sur ce que vous nous mandez. En revanche, apprenez les nouvelles du pays. A Saumur il y a eu bataille coups de fusil, mort d'homme; le tout à cause de Benjamin Constant. Cela se conte de deux façons.

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Les uns disent que Benjamin, arrivant à Saumur, dans sa chaise de poste, avec madame sa femme, insulta sur la place toute la garnison qu'il trouva sous les armes, et particulièrement l'école d'équitation. Cela ne me surprend point; il a l'air ferrailleur, surtout en bonnet de nuit ; car c'était le matin. Douze officiers se détachent, tous gentilshommes de nom, marchent à Benjamin, voulant se battre avec lui; l'arrêtent, et d'abord en gens déterminés, mettent l'épée à la main. L'autre mit ses lunettes pour voir ce que c'était. Ils lui demandaient raison. Je vois bien, leur dit-il, que c'est ce qui vous manque. Vous en avez besoin; mais je n'y puis que faire. Je vous recommanderai au bon docteur Pinel qui est de mes amis. Sur ces entrefaites arrive l'autorité, en grand costume, en écharpe en habit brodé, qui intime l'ordre à Benjamin de vider le pays, de quitter sans délai une ville où sa présence mettait le trouble. Mais lui : c'est moi, dit-il, qu'on trouble. Je ne trouble personne, et je m'en irai, Messieurs, quand bon me semblera. Tandis qu'il contestait, refusant également de partir et de se battre, la garde nationale s'arme, vient sur le lieu, sans en être requise et proprio motu. On s'aborde; on se choque; on fait feu de part et d'autre. L'affaire a été chaude. Les

gentilshommes seuls en ont eu l'honneur. Les officiers de fortune et les bas officiers ont refusé de donner, ayant peu d'envie, disaientils, de combattre avec la noblesse, et peu de chose à espérer d'elle. Voilà un des récits. Mais notez en passant que les bas officiers n'aiment point la noblesse. C'est une étrange chose; car enfin la noblesse ne leur dispute rien; pas un gentilhomme ne prétend être caporal ou sergent. La noblesse, au contraire, veut assurer ces places à ceux qui les occupent, fait tout ce qu'elle peut pour que les bas officiers ne cessent jamais de l'être, et meurent bas officiers, comme jadis au bon temps. Eh bien, avec tout cela, ils ne sont pas contens. Bref, les bas officiers, ou ceux qui l'ont été, qu'on appelle à présent officiers de fortune, s'accommodent mal avec les officiers de naissance et ce n'est pas d'aujourd'hui.

De fait il m'en souvient; ce furent les bas officiers qui firent la révolution autrefois. Voilà pourquoi peut être ils n'aiment point du tout ceux qui la veulent défaire, et ceci rend vraisemblable le dialogue suiyant, qu'on donne pour authentique, entre un noble lieutenant de la garnison de Saumur et son sergent-major.

Prends ton briquet, Francisque, et allons assommer ce Benjamin Constant. — Allons,

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