Page images
PDF
EPUB

2. ETABLISSEMENT. Partage des terres, & décri de la monnoie d'or & d'argent.

LE SECOND établissement de Lycurgue & le plus har- Pag. 44. di, fut le partage des terres. Il le jugea abfolument néceffaire pour rétablir dans la République la paix & le bon ordre. La plupart des habitans du pays étoient fi pauvres, qu'ils n'avoient pas un feul pouce de terre, & tout le bien fe trouvoit entre les mains d'un petit nombre de particuliers. Pour bannir donc l'infolence, l'envie, la fraude, le luxe; & deux autres maladies du gouvernement encore plus anciennes & plus grandes que celles-là, je veux dire l'indigence & les exceffives richeffes: il perfuada à tous les citoiens de remettre leurs terres en commun, & d'en faire un nouveau partage, pour vivre enfemble dans une parfaite égalité; ne donnant les prééminences & les honneurs qu'à la vertu & au mérite.

Cela fut auffitôt exécuté. Il partagea les terres de la Laconie en trente mille parts qu'il diftribua à ceux de la campagne, & il fit neuf mille parts du territoire de Sparte qu'il diftribua à autant de citoiens. On dit que quelques années après, Lycurgue, au retour d'un long voiage, traverfant les terres de la Laconie qui venoient d'être moiffonnées, & voiant les tas de gerbes parfaitement égaux, il fe tourna vers ceux qui l'accompagnoient, & leur dit en riant: Ne femble-t-il pas que la Laconie foit l'héritage de plufieurs freres qui viennent de faire leurs partages? Après les immeubles, il entreprit de leur faire auffi partager également les autres biens, pour achever de bannir d'entr'eux toute forte d'inégalité. Mais, voiant qu'ils le fupporteroient avec plus de peine s'il s'y prenoit ouvertement, il y procéda par une autre voie en fapant l'avarice par les fondemens. Ĉar premiérement il décria toutes les monnoies d'or & d'argent, & ordonna qu'on ne se serviroit que de monnoie de fer, qu'il fit d'un fi grand poids & d'un fi bas prix, qu'il faloit une charette à deux beufs pour porter une fomme de dix * mines, & une chambre entière pour la ferrer.

* Cing

livres.

sens

Pag. 45.

De plus, il chaffa de Sparte tous les arts inutiles & luperflus: mais quand il ne les auroit pas chaffés, la plûpart feroient tombés d'eux-mêmes, & auroient difparu avec l'ancienne monnoie, parce que les artifans ne trouvoient pas à fe défaire de leurs ouvrages, & que cette monnoie de fer n'avoit point de cours chez les autres Grecs, qui bien loin de l'estimer s'en mocquoient, & en faifoient des railleries.

3. ETABLISSEMENT. Repas publics.

LYCURGUE, Voulant encore faire plus vivement la guerre à la molleffe & au luxe, & achever de déraciner l'amour des richeffes, fit un troifiéme établissement: ce fut celui des repas. Pour en écarter toute fomptuofité & toute magnificence, il ordonna que tous les citoiens mangeroient ensemble des mêmes viandes qui étoient réglées par la Lọi, & il leur défendit expreffément de manger chez eux en particulier.

Par cet établiffement des repas communs, & par cette frugale fimplicité de la table, on peut dire qu'il fit chan ger en quelque forte de nature aux richeffes, a en les mettant hors d'état d'être defirées, d'être volées, & d'enrichir leurs poffeffeurs: car il n'y avoit plus aucun moien d'ufer ni de jouir de fon opulence, non pas même d'en faire parade, puifque le pauvre & le riche mangeoienț enfemble en même lieu; & il n'étoit pas permis de venir se présenter aux fales publiques, après avoir pris la précaution de fe remplir d'autres nourritures, parce que tous les convives obfervoient avec grand foin celui qui ne bûvoit & ne mangeoit point, & lui reprochoient fon intempérance, ou fa trop grande délicateffe, qui lui faifoient mépriser ces repas publics.

Les riches furent extrêmement irrités de cette ordonnance; & ce fut à cette occafion que dans une émeute populaire un jeune homme, nommé Alcandre, creva un'oeil à Lycurgue d'un coup de bâton. Le peuple, indigné d'un tel outrage, remit le jeune homme entre les mains de Ly

2. Τὸν πλῦτον ἄσυλον, μᾶλλον δὲ ἄζηλον, ε ἄπλυτον απειργάσατο. Plut.

curgue,

curgue, qui fut bien s'en venger; car par les maniéres pleines de bonté & de douceur avec lefquelles il le traita, de violent & d'emporté qu'il étoit, il le rendit en assez peu de tems très-modéré & très-fage.

&

Les tables étoient chacune d'environ quinze personnes; pour y être reçû, il faloit être agréé de toute la compagnie. Chacun apportoit par mois un boiffeau de farine, huit mesures de vin, cinq livres de fromage, deux livres & demie de figues, & quelque peu de leur monnoie pour l'apprêt & l'affaifonnement des vivres. On étoit obligé de fe trouver au repas public; & lontems après, le Roi Agis, au retour d'une expédition glorieufe, aiant voulu s'en difpenfer pour manger avec la Reine fa femme, fut réprimandé & puni.

Les enfans même fe trouvoient à ces repas, & on les y menoit comme à une école de fageffe & de tempérance. Là ils entendoient de graves difcours fur le gouvernement, & ne voioient rien qui ne les inftruisît. La converfation s'égaioit fouvent par des railleries fines & fpirituelles, mais qui n'étoient jamais baffes ni choquantes; & dès qu'on s'apercevoit qu'elles faifoient peine à quelqu'un, on s'arrétoit tout court. On les accoutumoit auffi au fecret; & quand un jeune homme entroit dans la fale, le plus vieux lui difoit, en lui montrant la porte: Rien de tout ce qui fe dit ici, ne fort par là.

Le plus exquis de tous leurs mets étoit ce qu'ils appelloient la fauce noire, & les vieillards la préféroient à tout

ce qu'on leur fervoit fur la table. Denys le Tyran s'étant Cic. Tufc. trouvé à un de ces repas, n'en jugea pas de même, & ce Qua. lib. §. ragoût lui parut fort fade. Je ne m'en étonne pas, dit celui qui l'avoit préparé: l'affaifonnement y a manqué. Et quel affaifonnement, reprit le Tyran? La course, sa fueur, la fatigue, la faim, la foif. Car c'est là, ajouta le Cuifinier, ce qui affaifonne ici tous nos mets.

4. AUTRES ORDONNANCES.

QUAND je parle d'ordonnances de Lycurgue, je n'en- Pag. 47. pas dés loix écrites: il crut n'en devoir laiffer pref

tends

Tome II.

D

Pag. 49.

que aucune de cette forte, perfuadé que ce qu'il y a de plus fort & de plus efficace pour rendre les villes heureuses & les peuples vertueux, c'est ce qui eft empreint dans les moeurs & dans l'efprit des citoiens par la pratique même. Car les principes que l'éducation y a gravés, demeurent fermes & inébranlables, comme étant fondés fur la volonté feule, qui eft toujours un lien plus fort & plus durable que le joug de la néceffité, & les jeunes gens, qui

ont été ainfi nourris & élevés deviennent eux-mêmes leurs loix & leurs légiflateurs. Voila pourquoi Lycurgue, au lieu de laiffer ses réglemens par écrit, les mit en ufage, & les fit pratiquer.

Il regardoit l'éducation des enfans comme la plus grande & la plus importante affaire d'un Législateur. Son grand principe étoit qu'ils appartenoient encore plus à l'Etat qu'à leurs peres: & c'eft pour cela qu'il ne laiffa pas ceuxci maîtres de les élever à leur gré, & qu'il voulut que le public s'emparât de leur éducation, afin de les former fur des principes conftans & uniformes, qui leur infpiraffent de bonne heure l'amour de la patrie & de la vertu.

*

Sitôt qu'un enfant étoit né, les anciens de chaque tribu le vifitoient; & s'ils le trouvoient bien forme, fort & vigoureux, ils ordonnoient qu'il fût nourri, & lui affignoient une des neuf mille portions pour fon héritage. Ši au contraire ils le trouvoient mal fait, délicat & foible, & s'ils jugeoient qu'il n'auroit ni force, ni fanté, ils le condannoient à périr, & le faifoient expofer.

On accoutumoit de bonne heure les enfans à n'être point difficiles ni délicats pour le manger; à n'avoir point de peur dans les ténébres; à ne s'épouvanter pas quand on les laiffoit feuls; à ne point fe livrer à la mauvaise humeur, Xenoph. de ni à la criaillerie, ní aux pleurs; à marcher nuds piés pour fe faire à la fatigue, à coucher durement; à porter le même habit en hiver & en été, pour s'endurcir contre le froid & le chaud.

Laced. rep. P.

$77.

*Je ne comprends pas comment on pouvoit affigner à chacun des enfans de Sparte pour fon héritage une des neuf mille portions destinées à cette ville. Le nombre des citoiens étoit-il toujours le même? Ne paf

foit-il jamais celui de neuf mille? Il n'eft point marqué ici, comme dans le partage de la terre fainte, que les portions affignées à une famille y demeuraffent toujours, & ne puffent être entiérement aliénées.

יג

A l'âge de fept ans on les diftribuoit dans les claffes, où Plut. in Lyc. ils étoient élevés tous ensemble fous la même difcipline. pag. 5o. a Leur éducation n'étoit à proprement parler, qu'un apprentiffage d'obéiffance, le Légiflateur aiant bien compris que le moien le plus für d'avoir des Citoiens foumis à la Loi & aux Magiftrats, ce qui fait le bon ordre & la félicité d'un Etat, étoit d'apprendre aux enfans dès l'âge le plus tendre à être parfaitement foumis aux Maîtres. Pendant qu'on étoit à table, le Maître propofoit des Pag. 51. queftions aux jeunes gens. On leur demandoit par exemple: Qui eft le plus homme de bien de la ville? Que dites-vous d'une telle action? Il faloit que la réponse fût promte, accompagnée d'une raifon & d'une preuve conçue en peu de mots: car on les accoutumoit de bonne heure au ftile laconique, c'est-à-dire à un ftile conçis & ferré. Lycurgue vouloit que la monnoie fût fort pefante & de peu de valeur; & au contraire, que le difcours comprît en peu de paroles beaucoup de fens.

&

Pour ce qui eft des lettres, ils n'en apprenoient que Pag 50. pour le befoin. Toutes les fciences étoient bannies de leur pays. Leur étude ne tendoit qu'à favoir obéir, à supporter les travaux, & à vaincre dans les combats. Ils avoient furintendant de leur éducation un des plus honnêtes hommes de la ville, & des plus qualifiés, qui établissoit fur chaque troupe des maîtres d'une fageffe & d'une probité généralement reconnues.

pour

avoit

Idem in Ir

Un vol d'une certaine espèce seulement, & qui n'en Pag so. que le nom, étoit permis & même commandé aux ftitut. Lacon. jeunes gens. Ils fe gliffoient le plus finement & le plus fub- pag. 27. tilement qu'ils pouvoient dans les jardins & dans les fales à manger, pour y dérober des herbes ou de la viande: & s'ils étoient découverts, on les puniffoit pour avoir manqué d'adreffe. On raconte qu'un d'eux aiant pris un petit renard, le cacha fous fa robe, & fouffrit, fans jetter un feul cri, qu'il lui déchirât le ventre avec les oncles & les dents, jufqu'à ce qu'il tomba mort fur la place. J'ai dit que ce vol n'en avoit que le étant autorife nom, par la loi & par le confentement de tous les citoiens. La vûe du

3 Ω σε τὴν παιδειαν είναι μελέτην ευπειθείας,

« PreviousContinue »