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rassurer, n'écrivirent-ils pas en vain, ou à peu près? Ceux qui s'étaient réfugiés dans les caves, en sortirent-ils?

En vérité, reprit-elle, tout cela est trop honteux pour les hommes ; il devrait y avoir un arrêt du genre humain, qui défendit qu'on parlât jamais d'éclipse, de peur que l'on ne conserve la mémoire des sottises qui ont été faites ou dites sur ce chapitre-là. Il faudrait donc, répliquai-je, que le même arrêt abolît la mémoire de toutes choses, et défendît qu'on parlât jamais de rien; car je ne sache rien au monde qui ne soit le monument de quelque sottise des hommes.

Dites-moi, je vous prie, une chose, dit la marquise; ont-ils autant de peur des éclipses dans la lune, que nous en avons ici? Il me paraîtrait tout-à-fait burlesque que les Indiens de ce pays-là se missent à l'eau comme les nôtres ; que les Américains crussent notre terre fâchée contre eux; que les Grecs s'imaginassent que nous fussions ensorcelés, et que nous allassions gâter leurs herbes, et qu'enfin nous leur rendissions la consternation qu'ils causent ici bas. Je n'en doute nullement, répondis-je. Je voudrais bien savoir pourquoi messieurs de la lune auraient l'esprit plus fort que nous. De quel droit nous feront-ils peur sans que nous leur en fassions? Je croirais même, ajoutai-je en riant, que comme un nombre prodigieux d'hommes ont été assez fous, et le sont encore assez pour adorer la lune, il y a des gens dans la lune qui adorent aussi la terre, et que nous sommes à genoux les uns devant les autres. Après cela, dit-elle, nous pouvons bien prétendre à envoyer des influences à la lune, et à donner des crises à ses malades; mais comme il ne faut qu'un peu d'esprit et d'habileté dans les gens de ce pays-là, pour détruire tous ces honneurs dont nous nous flattons, j'avoue que je crains toujours que nous n'ayons quelque désavantage.

Ne craignez rien, répondis-je; il n'y a pas d'apparence que nous soyons la seule sotte espèce de l'univers. L'ignorance est quelque chose de bien propre à être généralement répandu; et quoique je ne fasse que deviner celle des gens de la lune, je n'en doute non plus que des nouvelles les plus sûres qui nous viennent de lå.

Et quelles sont ces nouvelles sûres, interrompit-elle ? Ce sont celles, répondis-je, qui nous sont rapportées par ces savans qui y voyagent tous les jours avec des lunettes d'approche. Ils vous diront qu'ils y ont découvert des terres, des mers, des lacs, de très-hautes montagnes, des abîmes très-profonds.

Vous me surprenez, reprit-elle. Je conçois bien qu'on peut découvrir sur la lune des montagnes et des abîmes ; cela se reconnaît apparemment à des inégalités remarquables: mais comment

distinguer des terres et des mers? On les distingue, répondis-je, parce que les eaux qui laissent passer au travers d'elles-mêmes une partie de la lumière, et qui en renvoient moins, paraissent de loin comme des taches obscures, et que les terres qui, par leur solidité, la renvoient toute, sont des endroits plus brillans. L'illustre Cassini, l'homme du monde à qui le ciel est le mieux connu, a découvert sur la lune quelque chose qui se sépare en deux, se réunit ensuite, et se va perdre dans une espèce de puits. Nous pouvous nous flatter, avec bien de l'apparence, que c'est une rivière. Enfin, on connaît assez toutes ces différentes parties pour leur avoir donné des noms, et ce sont souvent des noms de savans. Un endroit s'appelle Copernic, un autre Archimède, un autre Galilée; il y a un promontoire des songes, une mer des pluies, une mer de nectar, une mer de crises; enfin, la description de la lune est si exacte, qu'un savant qui s'y trouverait présentement ne s'y égarerait non plus que je ferais dans Paris.

Mais, reprit-elle, je serais bien aise de savoir encore plus en détail comment est fait le dedans du pays. Il n'est pas possible, répliquai-je , que messieurs de l'observatoire vous en instruisent; il faut demander à Astolfe, qui fut conduit dans la lune par S. Jean. Je vous parle d'une des plus agréables folies de l'Arioste, et je suis sûr que vous serez bien aise de la savoir. J'avoue qu'il eût mieux fait de n'y pas mêler S. Jean, dont le nom est si digne de respect; mais enfin, c'est une licence poétique, qui peut seulement passer pour un peu trop gaie. Cependant, tout le poëme est dédié à un cardinal, et un grand pape l'a honoré d'une approbation éclatante, que l'on voit au-devant de quelques éditions. Voici de quoi il s'agit. Roland, neveu de Charlemagne, était devenu fou, parce que la belle Angélique lui avait préféré Médor. Un jour Astolfe, brave paladin, se trouva dans le paradis. terrestre, qui était sur la cîme d'une montagne très-haute, où son hippogrife l'avait porté. Là, il rencontra S. Jean, qui lui dit, que pour guérir la folie de Roland, il était nécessaire qu'ils fissent ensemble le voyage de la lune. Astolfe, qui ne demandait qu'à voir du pays, ne se fait point prier, et aussitôt voilà un chariot de feu qui enlève, par les airs, l'apôtre et le paladin. Comme Astolfe n'était pas grand philosophe, il fut fort surpris de voir la lune beaucoup plus grande qu'elle ne lui avait paru de dessus la terre. Il fut bien plus surpris encore de voir d'autres fleuves, d'autres lacs, d'autres montagnes, d'autres villes, d'autres forêts, et, ce qui m'aurait bien surpris aussi, des nymphes qui chassaient dans ces forêts. Mais ce qu'il vit de plus rare dans la lune, c'était un vallon où se trouvait tout ce qui se

perdait sur la terre de quelqu'espèce qu'il fût, et les couronnes, et les richesses, et la renommée, et une infinité d'espérances, et le temps qu'on donne au jeu, et les aumônes qu'on fait faire après sa mort, et les vers qu'on présente aux princes, et les soupirs des amans.

Pour les soupirs des amans, interrompit la marquise, je ne sais pas si, du temps de l'Arioste, ils étaient perdus; mais, en ce temps-ci, je n'en connais point qui aillent dans la lune. N'y eût-il que vous, madame, repris-je, vous y en avez fait aller un assez bon nombre. Enfin, la lune est si exacte à recueillir ce qui se perd ici bas, que tout y est; mais l'Ariòste ne vous dit cela qu'à l'oreille, tout y est jusqu'à la donation de Constantin. C'est que les papes ont prétendu être maîtres de Rome et de l'Italie, en vertu d'une donation que l'empereur Constantin leur en avait faite; et la vérité est qu'on ne saurait dire ce qu'elle est devenue. Mais devinez de quelle sorte de chose on ne trouve point dans la lune? De la folie. Tout ce qu'il y en a jamais eu sur la terre s'y est très-bien conservé. En récompense, il n'est pas croyable combien il y a dans la lune d'esprits perdus. Ce sont autant de fioles pleines d'une liqueur fort subtile, et qui s'évapore aisément si elle n'est enfermée; et sur chacune de ces fioles est écrit le nom de celui à qui l'esprit appartient. Je crois que l'Arioste les met toutes en un tas; mais j'aime mieux me figurer qu'elles sont rangées bien proprement dans de longues galeries. Astolfe fut fort étonné de voir que les fioles de beaucoup de gens, qu'il avait crus très-sages, étaient pourtant bien pleines; et pour moi, je suis persuadé que la mienne s'est remplie considérablement depuis que je vous entretiens de visions, tantôt philosophiques, tantôt poétiques. Mais ce qui me console, c'est qu'il

n'est

pas possible que, par tout ce que je vous dis, je ne vous fasse avoir bientôt aussi une petite fiole dans la lune. Le bon paladin ne manqua pas de trouver la sienne parmi tant d'autres. Il s'en saisit avec la permission de S. Jean, et reprit tout son esprit par le nez, comme de l'eau de la reine d'Hongrie ; mais l'Arioste dit qu'il ne le porta pas bien loin, et qu'il le laissa retourner dans la lune par une folie qu'il fit à quelque temps de là. Il n'oublia pas la fiole de Roland, qui était le sujet du voyage. Il eut assez de peine à la porter; car l'esprit de ce héros était de sa nature assez pesant, et il n'y en manquait pas une seule goutte. Ensuite l'Arioste, selon sa louable coutume de dire tout ce qu'il lui plaît, apostrophe sa maîtresse, et lui dit en de fort beaux vers: « Qui montera aux cieux, ma belle, pour en rap» porter l'esprit que vos charmes m'ont fait perdre? Je ne me » plaindrais pas de cette perte-là, pourvu qu'elle n'allât pas plus

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mais s'il faut que la chose continue comme elle a com» mencé, je n'ai qu'à m'attendre à devenir tel que j'ai décrit » Roland. Je ne crois pourtant pas que, pour ravoir mon esprit, »il soit besoin que j'aille par les airs jusques dans la lune ; mon esprit ne loge pas si haut, il va errant sur vos yeux, sur votre » bouche; et si vous voulez bien que je m'en ressaisisse, per» mettez que je le recueille avec mes lèvres. » Cela n'est-il pas joli? Pour moi, à raisonner comme l'Arioste, je serais d'avis qu'on ne perdit jamais l'esprit que par l'amour; car vous voyez qu'il ne va pas bien loin, et qu'il ne faut que des lèvres qui sachent le recouvrer; mais quand on le perd par d'autres voies, comme nous le perdons, par exemple, à philosopher présentement, il va droit dans la lune, et on ne le rattrape pas quand on veut. En récompense, répondit la marquise, nos fioles seront honorablement dans le quartier des fioles philosophiques; au lieu que nos esprits iraient peut-être errans sur quelqu'un qui n'en serait pas digne. Mais pour achever de m'ôter le mien dites-moi, et dites-moi bien sérieusement, si vous croyez qu'il y ait des hommes dans la lune; car jusqu'à présent vous ne m'en avez pas parlé d'une manière assez positive. Moi, repris-je; je ne crois point du tout qu'il y ait des hommes dans la lune. Voyez combien la face de la nature est changée d'ici à la Chine d'autres visages, d'autres figures, d'autres mœurs, et presque d'autres principes de raisonnement. D'ici à la lune, le changement doit être bien plus considérable. Quand on va vers de certaines terres nouvellement découvertes à peine sont-ce des hommes que les habitans qu'on y trouve; ce sont des animaux à figure humaine, encore quelquefois assez imparfaite, mais presque sans aucune raison humaine. Qui pourrait pousser jusqu'à la lune, assurément ce ne seraient plus des hommes qu'on y trouverait.

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Quelles sortes de gens seraient-ce donc, reprit la marquise avec un air d'impatience? De bonne foi, madame, répliquai-je, je n'en sais rien. S'il se pouvait faire que nous eussions de la raison, et que nous ne fussions pourtant pas hommes ; et si d'ailleurs nous habitions la lune, nous imaginerions-nous bien qu'il y eût ici bas cette espèce bizarre de créatures qu'on appelle le genre humain? Pourrions-nous bien nous figurer quelque chose qui y eût des passions si folles et des réflexions si sages, une durée si courte, et des vues si longues; tant de science sur des choses presque inutiles, et tant d'ignorance sur les plus importantes; tant d'ardeur pour la liberté, et tant d'inclination à la servitude; une si forte envie d'être heureux, et une si grande incapacité de l'être? Il faudrait que les gens de la lune eussent

bien de l'esprit, s'ils devinaient tout cela. Nous nous voyons incessamment nous-mêmes, et nous en sommes encore à deviner comment nous sommes faits. On a été réduit à dire que les dieux étaient ivres de nectar, lorsqu'ils firent les hommes; et que quand ils vinrent à regarder leur ouvrage de sang-froid, ils ne purent s'empêcher d'en rire. Nous voilà donc bien en sûreté du côté des gens de la lune, dit la marquise ; ils ne nous devineront pas mais je voudrais que nous les pussions deviner; car, en vérité, cela inquiète de savoir qu'ils sont là-haut dans cette lune que nous voyons, et de ne pouvoir pas se figurer comment ils sont faits. Et pourquoi, répondis-je, n'avez-vous point d'inquiétude sur les habitans de cette grande terre australe, qui nous est encore entièrement inconnue? Nous sommes portés eux et nous sur un même vaisseau, dont ils occupent la proue et nous la poupe. Vous voyez que, de la poupe à la proue, il n'y a aucune communication, et qu'à un bout du navire on ne sait point quels gens sont à l'autre, ni ce qu'ils y font; et vous voudriez savoir ce qui se passe dans la lune, dans cet autre vaisseau qui flotte loin de nous par les cieux?

Oh! reprit-elle, je compte les habitans de la terre australe pour connus, parce qu'assurément ils doivent nous ressembler beaucoup, et qu'enfin on les connaîtra, quand on voudra se donner la peine de les aller voir; ils demeureront toujours là, et ne nous échappéront pas : mais ces gens de la lune, on ne les connaîtra jamais, cela est désespérant. Si je vous répondais sérieusement, répliquai-je, qu'on ne sait ce qui arrivera, vous vous moqueriez de moi, et je le mériterais sans doute. Cependant, je me défendrais assez bien, si je voulais. J'ai une pensée très-ridicule, qui a un air de vraisemblance qui me surprend ; je ne sais où elle peut l'avoir pris, étant aussi impertinente qu'elle est. Je gage que je vais vous réduire à avouer, contre toute raison, qu'il pourra y avoir un jour du commerce entre la terre et la lune. Remettez-vous dans l'esprit l'état où était l'Amérique ayant qu'elle eût été découverte par Christophe Colomb. Ses habitans vivaient dans une ignorance extrême. Loin de connaître les sciences, ils ne connaissaient pas les arts les plus simples et les plus nécessaires; ils allaient nus; ils n'avaient point d'autres armes que l'arc: ils n'avaient jamais conçu que les hommes pussent être portés par des animaux ; ils regardaient la mer comme un grand espace défendu aux hommes, qui se joignait au ciel, et au-delà duquel il n'y avait rien. Il est vrai, qu'après avoir passé des années entières à creuser le tronc d'un gros arbre, avec des pierres tranchantes, ils se mettaient sur la mer dans ce tronc, et allaient terre-à-terre, portés par le vent et par les flots.

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