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DES MORTS ANCIENS

AVEC LES MODERNES.

DIALOGUE PREMIER.
SÉNÈQUE, SCARRON.

SÉNÈQUE.

Vous me comblez de joie, en m'apprenant que les stoïciens 'subsistent encore, et que dans ces derniers temps, vous avez fait profession de cette secte.

SCARRON. J'ai été, sans vanité, plus stoïcien que vous, plus que Chrysippe, et plus que Zénon votre fondateur. Vous étiez * tous en état de philosopher à votre aise; vous, en votre particulier, vous aviez des richesses immenses. Pour les autres, ou ils ne manquaient pas de bien, ou ils jouissaient d'une assez bonne santé, ou enfin ils avaient tous leurs membres : ils allaient, ils venaient à la manière ordinaire des hommes. Mais moi, j'étais dans une très-mauvaise fortune, tout contrefait, presque sans figure humaine, immobile, attaché à un lieu comme un tronc d'arbre, souffrant continuellement; et j'ai fait voir que tous ces maux s'arrêtaient au corps, et ne pouvaient passer jusqu'à l'âme du sage; le chagrin a toujours eu la honte de ne pouvoir entrer chez moi par tous les chemins qu'il s'était faits.

SÉNÈQUE. Je suis ravi de vous entendre parler ainsi. A votre langage seul, je vous reconnaîtrais pour un grand stoïcien. Et n'étiez-vous pas l'admiration de votre siècle?

SCARRON. Oui, je l'étais. Je ne me contentais pas de souffrir mes maux avec patience, je leur insultais par les railleries. La ferineté eût fait honneur à un autre, mais j'allais jusqu'à la gaieté.

SÉNÈQUE. O sagesse stoïcienne! tu n'es donc pas une chimère, comme on se le persuade! Tu te trouves parmi les hommes, et voici un sage que tu n'avais pas rendu moins heureux que Jupiter même. Venez, que je vous présente à Zénon et à nos autres stoïciens; je veux qu'ils voient le fruit des admirables leçons qu'ils ont données au monde.

SCARRON. Vous m'obligerez beaucoup, de me faire connaître à des morts si illustres.

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SÉNÈQUE. Comment vous nommerai-je à eux?

SCARRON. Scarron.

SÉNÈQUE. Scarron? Je connais ce nom-là. N'ai-je pas ouï parler de vous à plusieurs modernes qui sont ici?

SCARRON. Cela se peut.

SÉNÈQUE. N'avez-vous pas fait quantité de vers plaisans, comiques?

SCARRON. Oui j'ai même été l'inventeur d'un genre de poésie qu'on appelle le burlesque. C'est tout ce qu'il y a de plus outré en fait de plaisanteries.

SÉNÈQUE. Mais vous n'étiez donc pas un philosophe?

SCARRON. Pourquoi non?

SÉNÈQUE. Ce n'est pas l'occupation d'un stoïcien, que de faire des ouvrages de plaisanterie, et de songer à faire rire.

SCARRON. Oh! je vois bien que vous n'avez pas compris les perfections de la plaisanterie. Toute sagesse y est renfermée. On peut tirer du ridicule de tout; j'en tirerais de vos ouvrages même, si je voulais, et fort aisément : mais tout ne produit pas du sérieux, et je vous défie de tourner jamais més ouvrages de manière qu'ils en produisent. Cela ne veut-il pas dire que le ridicule domine partout, et que les choses du monde ne sont pas faites pour être traitées sérieusement? J'ai mis en vers burlesques la divine Enéïde de votre Virgile, et l'on ne saurait mieux faire voir que le magnifique et le ridicule sont si voisins, qu'ils se touchent. Tout ressemble à ces ouvrages de perspective, où des figures dispersées çà et là vous forment, par exemple, un empereur, si vous le regardez d'un certain point; changez ce point de vue, ces mêmes figures vous représentent un gueux.

SENÈQUE. Je vous plains de ce qu'on n'a pas compris que vos vers badins fussent faits pour mener les gens à des réflexions si profondes. On yous eût respecté plus qu'on n'a fait, si l'on eût su combien vous étiez grand philosophe; mais il n'était pas facile de le deviner, par les pièces qu'on dit que vous avez données au public. SCARRON. Si j'avais fait de gros volumes pour prouver que la pauvreté, les maladies, ne doivent donner aucune atteinte à la gaieté du sage, n'eussent-ils pas été dignes d'un stoïcien?

SÉNÈQUE. Cela est sans difficulté.

SCARRON. Et j'ai fait je ne sais combien d'ouvrages, qui prouvent que malgré la pauvreté, malgré les maladies, j'avais cette gaieté : cela ne vaut-il pas mieux? Vos traités de morale ne sont que des spéculations sur la sagesse ; mais mes vers en étaient

une pratique continuelle.

SÉNÈQUE. Je suis certain que votre prétendue sagesse n'était pas un effet de votre raison, mais de votre tempérament.

SCARRON. Et c'est là la meilleure espèce de sagesse qui soit au monde.

SÉNÈQUE. Bon! ce sont de plaisans sages, que ceux qui le sont par tempérament. S'ils ne sont pas fous, doit-on leur en tenir compte? Le bonheur d'être vertueux peut quelquefois venir de la nature; mais le mérite de l'être ne peut jamais venir que 'de la raison.

SCARRON. On ne fait ordinairement guère de cas de ce que vous appelez un mérite; car si un homme a quelque vertu, et qu'on puisse démêler qu'elle ne lui soit pas naturelle, on ne la compte presque pour rien. Il semblerait pourtant que parce qu'elle est acquise à force de soins, elle en devrait être plus estimée : n'importe; c'est un pur effet de la raison, on ne s'y fie pas. SÉNÈQUE. On doit encore moins se fier à l'inégalité du tempérament de vos sages : ils ne sont sages que selon qu'il plaît à leur sang. Il faudrait savoir comment les parties intérieures de leur corps sont disposées, pour savoir jusqu'où ira leur vertu. Ne vaut-il pas mieux incomparablement ne se laisser conduire qu'à la raison, et se rendre si indépendant de la nature, qu'on soit en état de n'en craindre plus de surprises?

SCARRON. Ce serait le meilleur, si cela était possible: mais par malheur, la nature garde toujours ses droits; elle a ses premiers mouvemens qu'on ne lui peut jamais ôter; ils ont souvent bien fait du chemin, avant que la raison en soit avertie; et quand elle s'est mise enfin en devoir d'agir, elle trouve déjà bien du désordre encore est-ce une grande question que de savoir si elle pourra le réparer. En vérité, je ne m'étonne pas si l'on voit tant de gens qui ne se fient pas tout-à-fait à la raison.

SÉNÈQUE. Il n'appartient pourtant qu'à elle de gouverner les hommes, et de régler tout dans l'univers.

SCARRON. Cependant elle n'est guère en état de faire valoir son autorité. J'ai ouï dire que quelque cent ans après votre mort, un philosophe platonicien demanda à l'empereur qui régnait alors, une petite ville de Calabre toute ruinée, pour la rebâtir, la policer selon les lois de la république de Platon, et l'appeler Platonopolis; mais l'empereur la refusa au philosophe, et ne se fia pas assez à la raison du divin Platon, lui donner le gouver nement d'une bicoque. Jugez par là combien la raison a perdu de son crédit. Si elle était estimable le moins du monde, il n'y aurait que les hommes qui la pussent estimer, et les hommes ne l'estiment pas.

pour

DIALOGUE II

ARTEMISE, RAIMOND LULLE.

ARTÉMISE.

CELA m'est tout-à-fait nouveau. Vous dites qu'il y a un secret pour changer les métaux en or, et que ce secret s'appelle la pierre philosophale, ou le grand œuvre?

R. LULLE. Oui, et je l'ai cherché long-temps.

ARTEMISE. L'avez-vous trouvé ?

R. LULLE. Non; mais tout le monde l'a cru, et on le croit encore. La vérité est que ce secret-là n'est qu'une chimère. ARTEMISE. Pourquoi donc le cherchiez-vous?

tard.

R. LULLE. Je n'en ai été désabusé qu'ici-bas. ARTEMISE. C'est, ce me semble, avoir attendu un peu R. LULLE. Je vois bien que vous avez envie de me railler. Nous nous ressemblons pourtant plus que vous ne croyez..

ARTEMISE. Moi, je vous ressemblerais ! moi qui fus un modèle de fidélité conjugale, qui bus les cendres de mon mari, qui lui élevai un superbe monument, admiré de tout l'univers ! Comment pourrais-je ressembler à un homme qui a passé sa vie à chercher le secret de changer les métaux en or?

R. LULLE. Oui, oui, je sais bien ce que je dis. Après toutes les belles choses dont vous venez de vous vanter, vous devîntes folle d'un jeune homme qui ne vous aimait pas : vous lui sacrifiâtes ce bâtiment magnifique, dont vous eussiez pu tirer tant de gloire ; et les cendres de Mausole que vous aviez avalées, ne furent pas un assez bon remède contre une nouvelle passion.

ARTEMISE. Je ne vous croyais pas si bien instruit de mes affaires. Cet endroit de ma vie était assez inconnu, et je ne m'imaginais pas qu'il y eût bien des gens qui le sussent.

R. LULLE. Vous avouerez donc que nos destinées ont du rapport, en ce qu'on nous fait à tous deux un honneur que nous ne méritons pas; à vous, de croire que vous aviez été toujours fidèle aux mânes de votre mari, et à moi, de croire que j'étais venu à bout du grand œuvre?

pour

ARTEMISE. Je l'avouerai très-volontiers. Le public est fait être la dupe de beaucoup de choses; il faut profiter des dispositions où il est.

R. LULLE. Mais n'y aurait-il plus rien qui nous fût commun à tous deux ?

ARTEMISE. Jusqu'à présent, je me trouve fort bien de vous ressembler. Dites.

R. LULLE. N'avons-nous point tous deux cherché une chose

qui ne se peut trouver; vous, le secret d'être fidèle à votre mari, et moi, celui de changer les métaux en or? Je crois qu'il en est de la fidélité conjugale comme du grand œuvre.

ARTEMISE. Il y a des gens qui ont si mauvaise opinion des femmes, qu'ils diront peut-être que le grand œuvre n'est pas assez impossible pour entrer dans cette comparaison.

R. LULLE. Oh! je vous le garantis aussi impossible qu'il faut. ARTEMISE. Mais d'où vient qu'on le cherche, et que vousmême, qui paraissez avoir été homme de bon sens, vous avez donné dans cette rê verie?

R. LULLE. Il est vrai qu'on ne peut trouver la pierre philosophale, mais il est bon qu'on la cherche : en la cherchant, on trouve de fort beaux secrets qu'on ne cherchait pas.

ARTEMISE. Ne vaudrait-il pas mieux chercher ces secrets qu'on peut trouver, que de songer à ceux qu'on ne trouvera jamais? R. LULLE. Toutes les sciences ont leur chimère, après laquelle elles courent, sans la pouvoir attraper; mais elles attrapent en chemin d'autres connaissances fort utiles. Si la chymie a sa pierre philosophale, la géométrie a sa quadrature du cercle, l'astronomie ses longitudes, les mécaniques leur mouvement perpétuel; il est impossible de trouver tout cela, mais fort utile de le chercher. Je vous parle une langue que vous n'entendez peut-être pas bien mais vous entendrez bien du moins que la morale a aussi sa chimère ; c'est le désintéressement, la parfaite amitié. On n'y parviendra jamais, mais il est bon que l'on prétende y parvenir : du moins en le prétendant, on parvient à beaucoup d'autres vertus, ou à des actions dignes de louange et d'estime.

ARTEMISE. Encore une fois, je serais d'avis qu'on laissât là toutes les chimères, et qu'on ne s'attachât qu'à la recherche de ce qui est réel.

R. LULLE. Pourrez-vous le croire ! Il faut qu'en toutes choses les hommes se proposent un point de perfection au-delà même de leur portée. Ils ne se mettraient jamais en chemin, s'ils croyaient n'arriver qu'où ils arriveront effectivement; il faut qu'ils aient devant les yeux un terme imaginaire qui les anime. Qui m'eût dit que la chymie n'eût pas dû m'apprendre à faire de l'or, je l'eusse négligée. Qui vous eût dit que l'extrême fidélité dont vous vous piquiez à l'égard de votre mari, n'était point naturelle, vous n'eussiez pas pris la peine d'honorer la mémoire de Mausole par un tombeau magnifique. On perdrait courage, si on n'était pas soutenu par des idées fausses.

ARTEMISE. Il n'est donc pas inutile que les hommes soient trompés ?

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