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Savez-vous ce qu'il trouva? Il s'était trompé ; et si ses supputations eussent été bien faites, il aurait prédit tout le contraire de ce qu'il avait prédit.

J. DE NAPLES. Si je croyais que cette histoire fût vraie, je serais bien fâchée qu'on ne la sût pas dans le monde, pour se détromper des astrologues.

ANSELME. On sait bien d'autres histoires à leur désavantage, et leur métier ne laisse pas d'être toujours bon. On ne se désabusera jamais de tout ce qui regarde l'avenir; il a un charme trop puissant. Les hommes, par exemple, sacrifient tout ce qu'ils ont à une espérance; et tout ce qu'ils avaient, et ce qu'ils viennent d'acquérir, ils le sacrifient encore à une autre espérance; et il semble que ce soit là un ordre malicieux établi dans la nature pour leur ôter toujours d'entre les mains ce qu'ils tiennent. On ne se soucie guère d'être heureux dans le moment où l'on est : on remet à l'être dans un temps qui viendra, comme si ce temps qui viendra devait être autrement fait que celui qui est déjà venu.

J. DE NAPLES. Non, il n'est pas fait autrement, mais il est bon qu'on se l'imagine.

ANSELME. Et que produit cette belle opinion? Je sais une petite fable qui vous le dira bien. Je l'ai apprise autrefois à la cour d'amour (1), qui se tenait dans votre comté de Provence. Un homme avait soif, et était assis sur le bord d'une fontaine : il ne voulait point boire de l'eau qui coulait devant lui, parce qu'il espérait qu'au bout de quelque temps il en allait venir une meilleure. Ce temps étant passé : << Voici encore la même » eau, disait-il, ce n'est point celle-là dont je veux boire; j'aime mieux attendre encore un per.» Enfin, comme l'eau était toujours la même, il attendit si bien, que la source vint à tarir, et il ne but point.

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J. DE NAPLES. Il m'en est arrivé autant, et je crois que de tous les morts qui sont ici, il n'y en a pas un à qui la vie n'ait manqué, avant qu'il en eût fait l'usage qu'il en voulait faire. Mais qu'importe; je compte pour beaucoup le plaisir de prévoir, d'espérer, de craindre même, et d'avoir un avenir devant soi. Un sage, selon vous, serait comme nous autres morts, pour qui le présent et l'avenir sont parfaitement semblables, et ce sage par conséquent s'ennuierait autant que je fais.

ANSELME. Hélas! c'est une plaisante condition que celle de l'homme, si elle est telle que vous le croyez. Il est né pour aspirer à tout, et pour ne jouir de rien, pour marcher toujours, et pour n'arriver nulle part.

(1) C'etait une espèce d'académie.

DES MORTS ANCIENS.

DIALOGUE PREMIER.

HÉROSTRATE, DÉMÉTRIUS DE PHALÈRE.

TROIS

HÉROSTRATE.

ROIS cent soixante statues élevées dans Athènes à votre honneur! c'est beaucoup.

DÉMÉTRIUS. Je m'étais saisi du gouvernement; et après cela, il était assez aisé d'obtenir du peuple des statues.

HÉROSTRATE. Vous étiez bien content de vous être ainsi multiplié vous-même trois cent soixante fois, et de ne rencontrer que vous dans toute une ville?

DÉMÉTRIUS. Je l'avoue; mais, hélas ! cette joie ne fut pas d'assez longue durée. La face des affaires changea. Du jour au lendemain, il ne resta pas une seule de mes statues on les abattit; on les brisa.

HÉROSTRATE. Voilà un terrible revers! et qui fut celui qui fit cette belle expédition!

DÉMÉTRIUS. Ce fut Démétrius Poliorcète, fils d'Antigonus.

HÉROSTRATE. Démétrius Poliorcète! J'aurais bien voulu être en sa place. Il y avait beaucoup de plaisir à abattre un si grand nombre de statues faites pour un même homme.

DÉMÉTRIUS. Un pareil souhait n'est digne que de celui qui a brûlé le temple d'Ephèse. Vous conservez encore votre ancien

caractère.

HÉROSTRATE. On m'a bien reproché cet embrâsement du temple d'Ephèse; toute la Grèce en a fait beaucoup de bruit: mais en vérité cela est pitoyable; on ne juge guère sainement des choses.

DÉMÉTRIUS. Je suis d'avis que vous vous plaigniez de l'injustice qu'on vous a faite de détester une si belle action, et de la loi par laquelle les Ephésiens défendirent que l'on prononçât jamais le nom d'Hérostrate.

HÉROSTRATE. Je n'ai pas du moins sujet de me plaindre de l'effet de cette loi; car les Ephésiens furent de bonnes gens, qui ne s'aperçurent pas que défendre de prononcer un nom, c'était l'immortaliser. Mais leur loi même, sur quoi était-elle fondée?

J'avais une envie démesurée de faire parler de moi, et je brûlai leur temple. Ne devaient-ils pas se tenir bienheureux que mon ambition ne leur coûtât pas davantage? On ne les en pouvait quitter à meilleur marché. Un autre aurait peut-être ruiné toute la ville et tout leur état.

l'on

DÉMÉTRIUS. On dirait, à vous entendre, que vous étiez en droit de ne rien épargner pour faire parler de vous, et que l doit compter pour des grâces tous les maux que vous n'avez pas faits.

HÉROSTRATE. Il est facile de vous prouver le droit que j'avais de brûler le temple d'Ephèse. Pourquoi l'avait-on bâti avec tant d'art et de magnificence? Le dessein de l'architecte n'était-il pas de faire revivre son nom?.

DÉMÉTRIUS. Apparemment.

HÉROSTRATE. Hé bien, ce fut pour

que je brûlai ce temple.

faire vivre aussi mon nom,

DÉMÉTRIUS. Le beau raisonnement! vous est-il permis de ruiner pour votre gloire les ouvrages d'un autre?

HÉROSTRATE. Qui; la vanité qui avait élevé ce temple par les mains d'un autre, l'a pu ruiner par les miennes : elle a un droit légitime sur tous les ouvrages des hommes; elle les a faits, et elle les peut détruire. Les plus grands états même n'ont pas sujet de se plaindre qu'elle les renverse, quand elle y trouve son compte ; ils ne pourraient pas prouver une origine indépendante d'elle. Un roi qui, pour honorer les funérailles d'un cheval, ferait raser la ville de Bucéphalie, lui ferait-il une injustice? Je ne le crois pas car on ne s'avisa de bâtir cette ville que pour assurer la mémoire de Bucéphale, et par conséquent, elle est affectée à l'honneur des chevaux.

DÉMÉTRIUS. Selon vous, rien ne serait en sûreté. Je ne sais si les hommes même y seraient..

HÉROSTRATE. La vanité se joue de leurs vies, ainsi que de tout le reste. Un père laisse le plus d'enfans qu'il peut, afin de perpétuer son nom. Un conquérant, afin de perpétuer le sien, extermine le plus d'hommes qu'il lui est possible.

DÉMÉTRIUS. Je ne m'étonne pas que vous employiez toutes sortes de raisons pour soutenir le parti des destructeurs : mais enfin, si c'est un moyen d'établir sa gloire, que d'abattre les monumens de la gloire d'autrui, du moins il n'y a pas de moyen moins noble que celui-là.

HÉROSTRATE. Je ne sais s'il est moins noble que les autres; mais je sais qu'il est nécessaire qu'il se trouve des gens qui le prennent.

DÉMÉTRIUS. Nécessaire!

HÉROSTRATE. Assurément. La terre ressemble à de grandes

tablettes où chacun veut écrire son nom. Quand ces tablettes sont pleines, il faut bien effacer les noms qui y sont déjà écrits, pour y en mettre de nouveaux. Que serait-ce, si tous les monumens des anciens subsistaient? les modernes n'auraient pas où placer les leurs. Pouviez-vous espérer que trois cent soixante statues fussent long-temps sur pied? Ne voyez-vous pas bien que votre gloire tenait trop de place?

DÉMÉTRIUS. Ce fut une plaisante vengeance que celle que Démétrius Poliorcète exerça sur mes statues. Puisqu'elles étaient une fois élevées dans toute la ville d'Athènes, ne valait-il pas autant les y laisser.

HÉROSTRATE. Oui ; mais avant qu'elles fussent élevées, ne valaitil pas autant ne les point élever? Ce sont les passions qui font et qui défont tout. Si la raison dominait sur la terre, il ne s'y passerait rien. On dit que les pilotes craignent au dernier point ces mers pacifiques où l'on ne peut naviguer, et qu'ils veulent du vent, au hasard d'avoir des tempêtes. Les passions sont chez les hommes des vents qui sont nécessaires pour mettre tout en mouvement, quoiqu'ils causent souvent des orages.

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Pour moi, je tiens qu'une femme est en péril dès qu'elle est aimée avec ardeur. De quoi un amant passionné ne s'avise-t-il pas pour arriver à ses fins? J'avais long-temps résisté à Mundus, qui était un jeune romain fort bien fait; mais enfin, il remporta la victoire par un stratagême. J'étais fort dévote au dieu Anubis. Un jour une prêtresse de ce dieu me vint dire de sa part qu'il était amoureux de moi, et qu'il me demandait un rendez-vous dans son temple. Maîtresse d'Anubis ! figurez-vous quel honneur. Je ne manquai pas au rendez-vous; j'y fus reçue avec beaucoup de marques de tendresse; mais à vous dire la vérité, cet Anubis, c'était Mundus. Voyez si je pouvais m'en défendre. On dit bien que des femmes se sont rendues à des dieux déguisés en hommes, et quelquefois en bêtes; à plus forte raison devra-t-on se rendre à des hommes déguisés en dieu.

CALLIRHÉE. En vérité, les hommes sont bien remplis d'avarice. J'en parle par expérience, et il m'est arrivé presque la même aventure qu'à vous. J'étais une fille de la Troade, et sur le point de me marier; j'allais, selon la coutume du pays, accompagnée d'un grand nombre de personnes, et fort parée, offrir ma vir

ginité au fleuve Scamandre. Après que je lui eus fait mon compliment, voici Scamandre qui sort d'entre ses roseaux, et qui me prend au mot. Je me crus fort honorée, et peut-être n'y eut-il pas jusqu'à mon fiancé qui ne le crût aussi. Tout le monde se tint dans un silence respectueux. Mes compagnes enviaient secrètement ma félicité, et Scamandre se retira dans ses roseaux quand il voulut. Mais combien fus-je étonnée un jour que je rencontrai ce Scamandre qui se promenait dans une petit ville de la Troade, et que j'appris que c'était un capitaine athé nien qui avait sa flotte sur cette côte-là !

PAULINE. Quoi! vous l'aviez donc pris pour le vrai Scamandre. CALLIRHÉE. Sans doute.

PAULINE. Et était-ce la mode en votre pays que le fleuve acceptât les offres que les filles à marier venaient lui faire?

CALLIRHÉE. Non; et peut-être s'il eût eu coutume de les accepter, on ne les lui eût pas faites. Il se contentait des honnêtetés qu'on avait pour lui, et n'en abusait pas.

PAULINE. Vous deviez donc bien avoir le Scamandre pour suspect?

CALLIRHÉE. Pourquoi? Une jeune fille ne pouvait-elle pas croire que toutes les autres n'avaient pas eu assez de beauté pour plaire au dieu, ou qu'elles ne lui avaient fait que de fausses offres, auxquelles il n'avait pas daigné répondre? Les femmes se flattent si aisément! Mais vous, qui ne voulez pas que j'aie été la dupe du Scamandre, vous l'avez bien été d'Anubis.

PAULINE. Non, pas tout-à-fait. Je me doutais un peu qu'Anubis pouvait être un simple mortel.

CALLIRHÉE. Et vous l'allâtes trouver? cela n'est pas excusable. PAULINE. Que voulez-vous? J'entendais dire à tous les sages, que si l'on n'aidait soi-même à se tromper, on ne goûterait guère de plaisirs.

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CALLIKHÉE. Bon, aider à se tromper ! Ils ne l'entendaient pas apparemment dans ce sens-là. Ils voulaient dire que les choses du monde les plus agréables sont dans le fond si minces, qu'elles ne toucheraient pas beaucoup, si l'on y faisait une réflexion un peu sérieuse. Les plaisirs ne sont pas faits pour être examinés à la rigueur, et on est tous les jours réduit à leur passer bien des choses sur lesquelles il ne serait pas propos de se rendre difficile. C'est là ce que vos sages. PAULINE. C'est aussi ce que je veux dire. Si je me fusse rendue difficile avec Anubis, j'eusse bien trouvé que ce n'était pas dieu; mais je lui passai sa divinité, sans vouloir l'examiner trop curieusement. Et où est l'amant dont on souffrirait la tendresse, 'il fallait qu'il essuyât un examen de notre raison?

....

un

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