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lez-vous que je vous fasse ici une figure sur le sable? Non, répondit-elle, je m'en passerai bien, et puis cela donnerait à mon parc un air savant que je ne veux pas qu'il ait. N'ai-je pas ouï dire qu'un philosophe, qui fut jeté, par un naufrage, dans une île qu'il ne connaissait point, s'écria à ceux qui le suivaient, en voyant de certaines figures, des lignes et des cercles tracés sur le bord de la mer: Courage, compagnons, l'île est habitée; voici des pas d'hommes. Vous jugez bien qu'il ne m'appartient point de faire de ces pas-là, et qu'il ne faut pas qu'on en voie

ici.

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Il vaut mieux, en effet, répondis-je, qu'on n'y voie que des pas d'amans, c'est-à-dire, votre nom et vos chiffres gravés sur l'écorce des arbres par la main de vos adorateurs. Laissons-là je vous prie, les adorateurs, reprit-elle, et parlons du soleil. J'entends bien comment nous nous imaginons qu'il décrit le cercle que nous décrivons nous-mêmes; mais ce tour ne s'achève qu'en un an, et celui que le soleil fait tous les jours sur notre tête, comment se fait-il? Avez-vous remarqué, lui répondis-je, qu'une boule qui roulerait sur cette allée aurait deux mouvemens ? Elle irait vers le bout de l'allée, et en même temps elle tournerait plusieurs fois sur elle-même, en sorte que la partie de cette boule, qui est en haut, descendrait en bas, et que celle d'en bas monterait en haut. La terre fait la même chose. Dans le temps qu'elle avance sur le cercle qu'elle décrit en un an autour du soleil, elle tourne sur elle-même en vingt-quatre heures. Ainsi, en vingt-quatre heures, chaque partie de la terre perd le soleil et le recouvre; et à mesure qu'en tournant, on va vers le côté où est le soleil, il semble qu'il s'élève; et quand on commence à s'en éloigner, en continuant le tour, il semble qu'il s'abaisse. Cela est assez plaisant, dit-elle; la terre prend tout sur soi, et le soleil ne fait rien ; et quand la lune et les autres planètes, et les étoiles fixes, paraissent faire un tour sur ́ notre tête en vingt-quatre heures, c'est donc aussi une imagination? Imagination pure, repris-je, qui vient de la même cause. Les planètes font seulement leurs cercles autour du soleil en des temps inégaux, selon leurs distances inégales; et celle que nous voyons aujourd'hui répondre à un certain point du Zodiaque, ou de ce cercle d'étoiles fixes, nous la voyons demain à la même heure répondre à un autre point, tant parce qu'elle a avancé sur son cercle, que parce que nous avons avancé sur le nôtre. Nous marchons, et les autres planètes marchent aussi; mais plus ou moins vite que nous. Cela nous met dans différens points de vue à leur égard, et nous fait paraître dans leurs cours des bizarreries dont il n'est pas néces

saire que je vous parle : il suffit que vous sachiez que ce qu'il y a d'irrégulier dans les planètes, ne vient que de la diverse manière dont notre mouvement nous les fait rencontrer, et qu'au fond elles sont toutes très-réglées. Je consens qu'elles le soient, dit la marquise; mais je voudrais bien que leur régularité coûtât moins à la terre. On ne l'a guère ménagée; et pour une grosse masse aussi pesante qu'elle est, on lui demande bien de l'agilité. Mais, lui répondis-je, aimeriez-vous mieux que le soleil, et tous les autres astres, qui sont de très-grands corps, fissent, en vingt-quatre heures, autour de la terre, un tour immense ? que les étoiles fixes, qui seraient dans le plus grand cercle, parcourussent en un jour plus de vingt-sept mille six cent soixante fois deux cent millions de lieues? car il faut que tout cela arrive, si la terre ne tourne pas sur elle-même en vingtquatre heures. En vérité, il est bien plus raisonnable qu'elle fasse ce tour, qui n'est tout au plus que de neuf mille lieues. Vous voyez bien que neuf mille lieues, en comparaison de l'horrible nombre que je viens de vous dire, ne sont qu'une bagatelle.

Oh! répliqua la marquise, le soleil et les astres sont tout de feu, et le mouvement ne leur coûte rien; mais la terre ne paraît guère portative. Et croiriez-vous, repris-je, si vous n'en aviez l'expérience, que ce fût quelque chose de bien portatif qu'un gros navire monté de cent cinquante pièces de canon, chargé de plus de trois mille hommes, et d'une très-grande quantité de marchandises? Cependant, il ne faut qu'un petit souffle de vent pour le faire aller sur l'eau, parce que l'eau est, liquide, et que se laissant diviser avec facilité, elle résiste peu au mouvement' du navire; ou, s'il est au milieu d'une rivière, il suivra sans peine le fil de l'eau, parce qu'il n'y a rien qui le retienne. Ainsi, la terre, toute massive qu'elle est, est aisément portée au milieu de la matière céleste, qui est infiniment plus fluide que l'eau, et qui remplit tout ce grand espace où nagent les planètes. Et où faudrait-il que la terre fût cramponnée pour résister au mouvement de cette matière céleste, et ne s'y pas laisser emporter? C'est comme si une petite boule de bois pouvait ne pas suivre le courant d'une rivière.

Mais, répliqua-t-elle encóre, comment la terre, avec tout son poids, se soutient-elle sur votre matière céleste, qui doit être bien légère, puisqu'elle est si fluide? Ce n'est pas à dire, répondis-je, que ce qui est fluide en soit plus léger. Que ditesvous de notre gros vaisseau, qui, avec tout son poids, est plus léger que l'eau, puisqu'il y surnage? Je ne veux plus vous dire rien, dit-elle comme en colère, tant que vous aurez le gros vais

seau. Mais, m'assurez-vous bien qu'il n'y ait rien à craindre sur une pirouette aussi légère que vous me faites la terre? Eh bien, lui répondis-je, faisons porter la terre par quatre éléphans, comme font les Indiens. Voici bien un autre système, s'écria-telle! Du moins j'aime ces gens-là d'avoir pourvu à leur sûreté, et fait de bons fondemens; au lieu que nous autres Coperniciens nous sommes assez inconsidérés pour vouloir bien nager l'aventure dans cette matière céleste. Je gage que si les Indiens savaient que la terre fût le moins du monde en péril de se mouvoir, ils doubleraient les éléphans.

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Cela le mériterait bien, repris-je, en riant de sa pensée; il ne faut point épargner les éléphans, pour dormir en assurance; et si vous en avez besoin pour cette nuit, nous en mettrons dans notre système autant qu'il nous plaira; ensuite, nous les retrancherons peu peu, à mesure que vous vous rassurerez. Sérieusement, reprit-elle, je ne crois pas, dès à présent, qu'ils mè soient fort nécessaires, et je me sens assez de courage pour oser tourner. Vous irez encore plus loin, répliquai-je; vous tournerez avec plaisir, et vous vous ferez sur ce système des idées rẻjouissantes. Quelquefois, par exemple, je me figure que je suis suspendu en l'air, et que j'y demeure sans mouvement, pendant que la terre tourne sous moi en vingt-quatre heures. Je vois passer sous mes yeux tous ces visages différens, les uns blancs, les autres noirs, les autres basanés, les autres olivâtres. D'abord ce sont des chapeaux, et puis des turbans, et puis des têtes chevelues, et puis des têtes rasées; tantôt des villes à clochers, tantôt des villes à longues aiguilles, qui ont des croissans, tantôt des villes à tours de porcelaine, tantôt de grands pays, qui n'ont que des cabanes; ici de vastes mers, là des déserts épouvantables; enfin, toute cette variété infinie qui est sur la surface de la

terre.

En vérité, dit-elle, tout cela mériterait bien que l'on donnât vingt-quatre heures de son temps à le voir. Ainsi donc, dans le même lieu où nous sommes à présent, je ne dis pas dans ce parc, mais dans ce même lieu, à le prendre dans l'air, il y passe continuellement d'autres peuples, qui prennent notre place; et au bout de vingt-quatre heures, nous y revenons.

Copernic, lui répondis-je, ne le comprendrait pas mieux. D'abord il passera par ici des Anglais, qui raisonneront peutêtre de quelque dessein de politique avec moins de gaieté que nous ne raisonnons de notre philosophie; ensuite viendra une grande mer, et il se pourra trouver en ce lieu-là quelque vaisseau qui n'y sera pas si à son aise que nous. Après cela paraîtront des Iroquois, en mangeant tout vif quelque prisonnier de guerre,

qui fera semblant de ne s'en pas soucier; des femmes de la terre de Jesso, qui n'emploieront tout leur temps qu'à préparer le repas de leurs maris, et à se peindre de bleu les lèvres et les sourcils, pour plaire aux plus vilains hommes du monde; des Tartares, qui iront fort dévotement en pélerinage vers ce grandprêtre, qui ne sort jamais d'un lieu obscur, où il n'est éclairé que par des lampes, à la lumière desquelles on l'adore ; de belles Circassiennes, qui ne feront aucune façon d'accorder tout au premier venu, hormis ce qu'elles croient qui appartient essentiellement à leurs maris; de petits Tartares, qui iront voler des femmes pour les Turcs et pour les Persans; enfin nous, biterons peut-être encore des rêveries.

qui déIl est assez plaisant, dit la marquise, d'imaginer ce que vous venez de me dire; mais si je voyais tout cela d'en haut, je voudrais avoir la liberté de hâter ou d'arrêter le mouvement de la terre, selon que les objets me plairaient plus ou moins, et je vous assure que je ferais passer bien vite ceux qui s'embarrassent de politique, ou qui mangent leurs ennemis mais il y en a d'autres pour qui j'aurais de la curiosité. J'en aurais pour ces belles Circassiennes, par exemple, qui ont un usage si particulier. Mais il me vient une difficulté sérieuse. Si la terre tourne, nous changeons d'air à chaque moment, et nous respirons toujours celui d'un autre pays. Nullement, madame, répondis-je; l'air qui environne la terre ne s'étend que jusqu'à une certaine hauteur,.peut-être jusqu'à vingt lieues tout au plus ; il nous suit et tourne avec nous. Vous avez vu quelquefois l'ouvrage d'un ver à soie, ou ces coques que ces petits animaux travaillent avec tant d'art pour s'y emprisonner : elles sont d'une soie fort serrée; mais elles sont couvertes d'un certain duvet fort léger et fort lâche. C'est ainsi que la terre, qui est assez solide, est couverte, depuis sa surface jusqu'à une certaine hauteur, d'une espèce de duvet, qui est l'air, et toute la coque du ver à soie tourne en même temps. Au-delà de l'air est la matière céleste, incomparablement plus pure, plus subtile, et même plus agitée qu'il n'est.

Vous me présentez la terre sous des idées bien méprisables dit la marquise. C'est pourtant sur cette coque de ver à soie qu'il sefait de si grands travaux, de si grandes guerres, et qu'il règne de tous côtés une si grande agitation. Oui, répondis-je ; et pendant ce temps-là, la nature, qui n'entre point en connaissance de tous ces petits mouvemens particuliers, nous emporte tous ensemble d'un mouvement général, et se joue de la petite boule.

Il me semble, reprit-elle, qu'il est ridicule d'être sur quelque chose qui tourne, et de se tourmenter tant; mais le malheur est qu'on n'est pas assuré qu'on tourne; car enfin, à ne vous rien

céler, toutes les précautions que vous prenez pour m'empêcher qu'on ne s'aperçoive du mouvement de la terre, me sont suspectes. Est-il possible qu'il ne laissera pas quelque petite marque sensible à laquelle on le reconnaisse ?

Les mouvemens les plus naturels, répondis-je, et les plus ordinaires, sont ceux qui se font le moins sentir: cela est vrai, jusques dans la morale. Le mouvement de l'amour-propre nous est si naturel, que le plus souvent nous ne le sentons pas, et que nous croyons agir par d'autres principes. Ah! vous moralisez, dit-elle, quand il est question de physique; cela s'appelle bâiller. Retirons-nous; aussi-bien en voilà assez pour la première fois; demain nous reviendrons ici, vous avec vos systèmes, et moi avec mon ignorance.

En retournant au château, je lui dis, pour épuiser la matière des systèmes, qu'il y en avait un troisième inventé par TychoBrahé, qui, voulant absolument que la terre fût immobile, la plaçait au centre du monde, et faisait tourner autour d'elle le soleil, autour duquel tournaient toutes les autres planètes, parce que depuis les nouvelles découvertes, il n'y avait pas moyen de faire tourner les planètes autour de la terre. Mais la marquise, qui a le discernement vif et prompt, jugea qu'il y avait trop d'affectation à exempter la terre de tourner autour du soleil, puisqu'on n'en pouvait pas exempter tant d'autres grands corps; que le soleil n'était plus si propre à tourner autour de la terre, depuis que toutes les planètes tournaient autour de lui; que ce système ne pouvait être propre, tout au plus, qu'à soutenir l'immobilité de la terre, quand on avait bien envie de la soutenir, et nullement à la persuader; et enfin, il fut résolu que nons nous en tiendrions à celui de Copernic, qui est plus uniforme et plus riant, et n'a aucun mélange de préjugé. En effet, la simplicité dont il est, persuade, et sa hardiesse fait plaisir.

SECOND SOIR.

Que la Lune est une Terre habitée.

Le lendemain au matin, dès que l'on put entrer dans l'appartement de la marquise, j'envoyai savoir de ses nouvelles, et lui demander si elle avait pu dormir en tournant: elle me fit répondre qu'elle était déjà tout accoutumée à cette allure de la terre, et qu'elle avait passé la nuit aussi tranquillement qu'aurait pu faire Copernic lui-même. Quelque temps après, il vint chez elle du monde, qui y demeura jusqu'au soir, selon l'eunuyeuse coutume de la campagne : encore leur fut-on bien obligé;

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