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trouve cet endroit du livre aussi savant qu'il est agréable et badin. Il dit que les bagatelles et les sottises de Rabelais valent souvent mieux que les discours les plus sérieux des autres. Je n'ai point voulu oublier cet éloge, parce que c'est une chose singulière de le rencontrer au milieu d'un traité des oracles, plein de science et d'érudition. Il est certain que Rabelais avait beaucoup d'esprit et de lecture, et un art très-particulier de débiter des choses savantes comme de pures fadaises, et de dire de pures fadaises, le plus souvent sans ennuyer. C'est dommage qu'il n'ait vécu dans un siècle qui l'eût obligé à plus d'honnêteté et de politesse.

Les sorts passèrent jusques dans le christianisme; on les prit dans les livres sacrés, au lieu que les païens les prenaient dans leurs poëtes. Saint Augustin, dans l'épître 119 à Januarius, paraît ne désapprouver cet usage que sur ce qui regarde les affaires du siècle. Grégoire de Tours nous apprend lui-même quelle était sa pratiques: il passait plusieurs jours dans le jeûne et dans la prière, ensuite il allait au tombeau de saint Martin, où il ouvrait tel livre de l'Ecriture qu'il voulait, et il prenait pour la réponse de Dieu, le premier passage qui s'offrait à ses yeux. Si ce passage ne faisait rien au sujet, il ouvrait un autre livre de l'Ecriture.

D'autres prenaient pour sort divin la première chose qu'ils entendaient chanter en entrant dans l'église.

Mais qui croirait que l'empereur Héraclius, délibérant en quel lieu il ferait passer l'hiver à son armée, se détermina par cette espèce de sort? Il fit purifier son armée pendant trois jours, ensuite il ouvrit le livre des Evangiles, et trouva que son quartier d'hiver lui était marqué dans l'Albanie. Etait-ce là une affaire dont on pût espérer de trouver la décision dans l'Ecriture? L'église est enfin venue à bout d'exterminer cette superstition; mais il lui a fallu du temps. Du moment que l'erreur est en possession des esprits, c'est une merveille si elle ne s'y maintient toujours.

SECONDE DISSERTATION.

Que les Oracles n'ont point cessé au temps de la venue

de Jésus-Christ.

La plus grande difficulté qui regarde les oracles, est surmontée, depuis que nous avons reconnu que les démons n'ont point dû y avoir de part. Les oracles étant ainsi devenus indifférens à la religion chrétienne, on ne s'intéressera plus à les faire finir précisément à la venue de Jésus-Christ.

CHAPITRE

PREMIER.

Faiblesse des raisons sur lesquelles cette opinion est

fondée.

Ce qui a fait croire à la plupart des gens que les oracles avaient cessé à la venue de Jésus-Christ, ce sont les oracles mêmes qui ont été rendus sur le silence des oracles, et l'aveu des païens qui, vers le temps de Jésus-Christ, disent souvent qu'ils

ont cessé.

Nous avons déjà vu la fausseté de ces prétendus oracles, par lesquels un démon, devenu muet, disait lui-même qu'il était muet. Ils ont été, ou supposés par le trop de zèle des chrétiens, ou trop facilement reçus par leur crédulité.

Voici un de ceux sur lesquels Eusèbe se fonde pour soutenir que la naissance de Jésus-Christ les a fait cesser. Il est tiré de Porphyre, et Eusèbe ne manque jamais de se prévaloir autant qu'il peut du témoignage de cet ennemi.

Je t'apprendrai la vérité sur les oracles et de Delphes et de » Claros, disait Apollon à son prêtre. Autrefois il sortit du sein » de la terre une infinité d'oracles, et des fontaines, et des » exhalaisons qui inspiraient des fureurs divines. Mais la terre, » par les changemens continuels que le temps amène, a repris >> et fait rentrer en elle-même, et fontaines, et exhalaisons, » et oracles. Il ne reste plus que les eaux de Micale, dans les » campagnes de Didyme, et celles de Claros, et l'oracle du » Parnasse. » Sur cela Eusèbe conclut, en général, que tous les oracles avaient cessé.

Il est certain qu'il y en a du moins trois d'exceptés, selon cet oracle, qu'il rapporte lui-même; mais il ne songe qu'à ce commencement qui lui est favorable, et ne s'inquiète point du

reste.

Mais cet oracle de Porphyre nous dit-il quand tous ces autres oracles avaient cessé? Point du tout. Eusèbe veut l'entendre du temps de la venue de Jésus-Christ. Son zèle est louable, mais sa manière de raisonner ne l'est pas tout-à-fait.

Et quand même l'oracle de Porphyre parlerait du temps de Jésus-Christ, il s'ensuivrait qu'alors plusieurs oracles cessèrent, mais qu'il en resta pourtant encore quelques-uns.

Eusèbe a peut-être cru que cette exception n'était rien, et qu'il suffisait que le plus grand nombre d'oracles eût cessé; mais cela ne va pas ainsi. Si les oracles ont été rendus par des démons, la naissance de Jésus-Christ ait condamnés au silence, nul démon n'a été privilégié. Qu'il soit resté un seul oracle après

que

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Jésus-Christ, il ne m'en faut pas davantage; ce n'est point sa naissance qui a fait taire les oracles. C'est ici un de ces cas la moindre exception ruine la proposition générale.

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Mais peut-être les démons, à la naissance de Jésus-Christ, ont cessé de rendre des oracles, et les oracles n'ont pas laissé de continuer, parce que les prêtres les ont contrefaits.

Cette proposition serait sans aucun fondement. Je prouverai que les oracles ont duré quatre cents ans après Jésus-Christ. On ', n'a remarqué aucune différence entre ces oracles qui ont suivi la naissance de Jésus-Christ, et ceux qui l'avaient précédée. Si les prêtres ont si bien fourbé pendant quatre cents ans, pourquoi ne l'ont-ils pas toujours fait?

Un des auteurs païens qui a le plus servi à faire croire que les oracles avaient cessé à la venue de Jésus-Christ, c'est Plutarque. Il vivait quelque cent ans après Jésus-Christ, et il a fait un dialogue sur les oracles qui avaient cessé. Bien des gens, sur ce titre seul, ont formé leur opinion, et pris leur parti. Cependant Plutarque excepte positivement l'oracle de Lébadie, c'est-à-dire de Trophonius, et celui de Delphes, où il dit qu'il fallait anciennement deux prêtresses, bien souvent trois, mais qu'alors c'était assez d'une. Du reste, il avoue que les oracles étaient taris dans la Béotie, qui en avait été autrefois une source très-féconde.

Tout cela prouve la cessation de quelques oracles et la diminution de quelques autres, mais non pas la cessation entière de tous les oracles; ce qui serait pourtant absolument nécessaire pour le système commun.

Encore l'oracle de Delphes n'était-il pas si fort déchu du temps de Plutarque; car lui-même, dans un autre traité, nous dit que le temple de Delphes était plus magnifique qu'on ne l'avait jamais vu; qu'on en avait relevé d'anciens bâtimens que le temps commençait à ruiner, et qu'on y en avait ajouté d'autres tout modernes; que même on voyait une petite ville qui, s'étant formée peu à peu auprès de Delphes, en tirait sa nourriture comme un petit arbre qui pousse au pied d'un grand, et que cette petite ville était parvenue à être plus considérable qu'elle n'avait été depuis mille ans. Mais dans ce dialogue même des oracles qui ont cessé, Démétrius Cilicien, l'un des interlocuteurs, dit qu'avant qu'il commençât ses voyages, les oracles d'Amphilochus et de Mopsus en son pays étaient aussi florissans que jamais; que véritablement depuis qu'il en était parti, il ne savait pas ce qui leur pouvait être arrivé.

Voilà ce qu'on trouve dans ce traité de Plutarque, auquel je ne sais combien de gens savans vous renvoient, pour vous prouver que les oracles ont cessé à la venue de Jésus-Christ.

Ici, mon auteur prétend qu'on est tombé aussi dans une méprise grossière sur un passage du second livre de la divination. Cicéron se moque d'un oracle qu'on disait qu'Apollon avait rendu en latin à Pyrrhus, qui le consultait sur la guerre qu'il allait faire aux Romains. Cet oracle est équivoque, de sorte qu'on ne sait s'il veut dire que Pyrrhus vaincra les Romains, ou que les Romains vaincront Pyrrhus. L'équivoque est attachée à la construction de la phrase latine, et nous ne la saurions rendre en français. Voici les propres termes de Cicéron sur cet oracle.

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« Premièrement, dit-il, Apollon n'a jamais parlé latin. Secondement, les Grecs ne connaissent point cet oracle. Troisièmement, Apollon, du temps de Pyrrhus, avait déjà cessé » de faire des vers. Enfin, quoique les Éacides, de la famille desquels était Pyrrhus, ne fussent pas gens d'un esprit bien fin » ni bien pénétrant, cependant l'équivoque de l'oracle était si » manifeste, que Pyrrhus eût dû s'en apercevoir..... Mais ce qui » est le principal, pourquoi y a-t-il déjà long-temps qu'il ne se » rend plus d'oracles à Delphes de cette sorte, ce qui fait qu'il n'y a présentement rien de plus méprisé?

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C'est sur ces dernières paroles que l'on s'est fondé, pour dire que, du temps de Cicéron, il ne se rendait plus d'oracles à Delphes.

Mon auteur dit qu'on se trompe, et que ces mots : Pourquoi ne se rend-il plus d'oracles de cette sorte? marquent bien que Ciceron ne parle que des oracles en vers, puisqu'il était alors question d'un oracle renfermé en un vers.

Je ne sais s'il faut être tout-à-fait de son avis; car voici comme Cicéron continue immédiatement. « Ici, quand on presse les défen» seurs des oracles, ils répondent que cette vertu, qui était dans » l'exhalaison de la terre, et qui inspirait la Pythie, s'est évaporée » avec le temps. Vous diriez qu'ils parlent de quelque vin qui a perdu sa force. Quel temps peut consumer ou épuiser une » vertu toute divine! Or, qu'y a-t-il de plus divin qu'une exha» laison de la terre qui fait un tel effet sur l'âme, qu'elle lui donne, » et la connaissance de l'avenir, et le moyen de s'en expliquer

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» en vers? >>

'Il
me semble que Cicéron entend que la vertu toute entière
avait cessé, et il eût bien vu qu'il en eût toujours dû demeurer
une bonne partie, quand il ne se fût plus rendu à Delphes que
des oracles en prose. N'est-ce donc rien qu'une prophétie, à moins
qu'elle ne soit en vers?

Je ne crois pas qu'on ait eu tant de tort de prendre ce passage pour une preuve de la cessation entière de l'oracle de Delphes; mais on a eu tort de prétendre en tirer avantage pour attrib uer

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cette cessation à la naissance de Jésus-Christ. L'oracle a cessé trop tôt, puisque, selon ce passage, il avait cessé long-temps avant Cicéron.

Mais il n'est pas vrai que la chose soit comme Cicéron paraît l'avoir entendue en cet endroit. Lui-même, au premier livre de la divination, fait parler en ces termes Quintus son frère, qui soutient les oracles : « Je m'arrête sur ce point. Jamais l'oracle » de Delphes n'eût été si célèbre, et jamais il n'eût reçu tant » d'offrandes des peuples et des rois, si de tout temps on n'eût "reconnu la vérité de ses prédictions. Il n'est pas si célèbre présen»tement. Comme il l'est moins, parce que ses prédictions sont » moins vraies, jamais, si elles n'eussent été extrêmement vraies, » il n'eût été célèbre au point qu'il l'a été. »

Mais ce qui est encore plus fort, Cicéron même, à ce que dit Plutarque dans sa vie, avait dans sa jeunesse consulté l'oracle de Delphes sur la conduite qu'il devait tenir dans le monde, et il lui avait été répondu qu'il suivît son génie plutôt que de se régler sur les opinions vulgaires. S'il n'est pas vrai que Cicéron ait consulté l'oracle de Delphes, il faut du moins que, du temps de Cicéron, on le consultât encore.

CHAPITRE II.

Pourquoi les auteurs anciens se contredisent souvent sur le temps de la cessation des Oracles.

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D'où vient donc, dira-t-on, que Lucain, au cinquième livre de la Pharsale, parle en ces termes de l'oracle de Delphes? L'oracle de Delphes, qui a gardé le silence depuis que les grands ont redouté l'avenir, et ont défendu aux dieux de parler, est la plus considérable de toutes les faveurs du ciel » que notre siècle a perdues. Et peu après: Appius, qui voulait » savoir quelle serait la destinée de l'Italie, eut la hardiesse » d'aller interroger cette caverne depuis si long-temps muette, » et d'aller remuer ce trépied oisif depuis si long-temps.

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D'où vient que Juvénal dit en un endroit, puisque l'oracle ne parle plus à Delphes?

D'où vient enfin que, parmi les auteurs d'un même temps, on en trouve qui disent que l'oracle de Delphes ne parle plus d'autres qui disent qu'il parle encore? Et d'où vient que quelquefois un même auteur se contredit sur ce chapitre ?

C'est qu'assurément les oracles n'étaient plus dans leur ancienne vogue, et qu'aussi ils n'étaient pas encore tout-à-fait ruinés. Ainsi, par rapport à ce qu'ils avaient été autrefois,

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ils

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