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CHAPITRE XVI.

Ambiguïté des Oracles.

UN des plus grands secrets des oracles, et une des choses qui marquent autant que les hommes s'en mêlaient, c'est l'ambiguïté des réponses, et l'art qu'on avait de les accommoder à tous les événemens qu'on pouvait prévoir.

Lorsqu'Alexandre tomba malade tout d'un coup à Babylone, quelques-uns des principaux de sa cour allèrent passer une nuit dans le temple de Sérapis, pour demander à ce dieu s'il ne serait point à propos de lui faire apporter le roi, afin qu'il le guérît. Le dieu répondit qu'il valait mieux pour Alexandre qu'il demeurât où il était. Serapis avait raison; car s'il se le fût fait apporter, et qu'Alexandre fût mort en chemin, ou même dans le temple, que n'eût-on pas dit? Mais si le roi recouvrait sa santé à Babylone, quelle gloire pour l'oracle? S'il mourait, c'est qu'il lui était avantageux de mourir après des conquêtes qu'il ne pouvait ni augmenter ni conserver. Il s'en fallut tenir à cette dernière interprétation, qui ne manqua pas d'être trouvée à l'avantage de Sérapis, sitôt qu'Alexandre fut mort.

Macrobe dit que quand Trajan eut pris le dessein d'aller attaquer les Parthes, on le pria d'en consulter l'oracle de la ville d'Héliopolis, auquel il ne fallait qu'envoyer un billet cacheté. Trajan ne se fiait point trop aux oracles; il voulut auparavant éprouver celui-là. Il y envoie un billet cacheté, où il n'y avait rien; on lui en renvoie autant: voilà Trajan convaincu de la divinité de l'oracle. Il y envoie une seconde fois un autre billet cacheté, par lequel il demandait au dieu s'il retournerait à Rome après avoir mis fin à la guerre qu'il entreprenait. Le dieu ordonna que l'on prît une vigne qui était une des offrandes de son temple, qu'on la mît par morceaux, et qu'on la portât à Trajan. L'événement, dit Macrobe, fut parfaitement conforme a cet oracle; car Trajan mourut à cette guerre, et on reporta à Rome ses os qui avaient été représentés par la vigne rompue.

Tout le monde savait assurément que l'empereur songeait à faire la guerre aux Parthes, et qu'il ne consultait l'oracle que sur cela; et l'oracle eut l'esprit de lui rendre une réponse allégorique, et si générale, qu'elle ne pouvait manquer d'être vraie. Car que Trajan retournât à Rome victorieux, mais blessé, ou ayant perdu une partie de ses soldats; qu'il fût vaincu, et que son armée fût mise en fuite; qu'il y arrivât seulement quelque division; qu'il en arrivât dans celles des Parthes; qu'il

en arrivât même dans Rome, en l'absence de l'empereur; que les Parthes fussent absolument défaits; qu'ils ne fussent défaits qu'en partie; qu'ils fussent abandonnés de quelques-uns de leurs alliés, la vigne rompue convenait merveilleusement à tous ces cas différens; il y eût eu bien du malheur, s'il n'en fût arrivé aucun; et je crois que les os de l'empereur reportés à Rome, sur quoi l'on fit tomber l'explication de l'oracle, étaient pourtant la seule chose à quoi l'oracle n'avait point pensé.

A propos de cette vigne, je ne crois pas devoir oublier une espèce d'oracle qui s'accommodait à tout, dont Apulée nous apprend que les prêtres de la déesse de Syrie avaient été les inventeurs. Ils avaient fait deux vers, dont le sens était : Les bœufs attelés coupent la terre, afin que les campagnes produisent leurs fruits. Avec ces deux vers, il n'y avait rien à quoi ils ne répondissent. Si on les venait consulter sur un mariage, c'était la même chose, des boeufs attelés ensemble, des campagnes fécondes. Si on les consultait sur quelque terre que l'on voulait acheter, voilà des boeufs pour la labourer, voilà des champs fertiles. Si on les consultait sur un voyage, les bœufs sont attelés et tout prêts à partir, et ces campagnes fécondes vous promettent un grand gain. Si on allait à la guerre, ces bœufs, sous le joug, ne vous annoncent-ils pas que vous y mettrez aussi vos ennemis? Cette déesse de Syrie apparemment n'aimait pas à parler, et elle avait trouvé moyen de satisfaire, par une seule réponse, à toutes sortes de questions.

Ceux qui recevaient ces oracles ambigus, prenaient volontiers la peine d'y ajuster l'événement, et se chargeaient eux-mêmes de le justifier. Souvent ce qui n'avait eu qu'un sens dans l'intention de celui qui avait rendu l'oracle, se trouvait en avoir deux après l'événement; et le fourbe pouvait se reposer sur ceux qu'il fourbait, du soin de sauver son honneur. Quand le faux prophète Alexandre répondit à Rutilien, qui lui demandait quels précepteurs il donnerait à son fils, qu'il lui donnât Pythagore et Homère, il entendit tout simplement qu'on lui fit étudier la philosophie et les belles-lettres. Le jeune homme mourut peu de jours après, et on représentait à Rutilien que son prophète s'était bien mépris. Mais Rutilien trouvait, avec beaucoup de subtilité, la mort de son fils annoncée dans l'oracle, parce qu'on lui donnait pour précepteurs Pythagore et Homère, qui étaient morts.

CHAPITRE XVII.

Fourberies des Oracles manifestement découvertes. Il n'est plus question de deviner les finesses des prêtres par des moyens qui pourraient eux-mêmes paraître trop fins un temps a été qu'on les a découvertes de toutes parts aux yeux de toute la terre; ce fut quand la religion chrétienne triompha hautement du paganisme sous les empereurs chrétiens.

Théodoret dit que Théophile, évêque d'Alexandrie, fit voir à ceux de cette ville les statues creuses où les prêtres entraient, par des chemins cachés, pour y rendre les oracles.

Lorsque, par l'ordre de Constantin, on abattit le temple d'Esculape à Éges en Cilicie, on en chassa, dit Eusèbe dans la vie de cet empereur, non pas un dieu ni un démon, mais le fourbe qui avait si long-temps imposé à la crédulité des peuples. A cela il ajoute, en général, que, dans les simulacres des dieux abattus, on n'y trouvait rien moins que des dieux ou des démons; non pas même quelques malheureux spectres obscurs et ténébreux, mais seulement du foin et de la paille, ou des ordures, ou des os de morts. C'est de lui que nous apprenons l'histoire de ce Théotecnus, qui consacra, dans la ville d'Antioche, une statue de Jupiter, dieu de l'amitié, à laquelle il fit sans doute rendre des oracles, puisqu'Eusèbe dit que ce dieu avait des prophètes. Théotecnus se mit par là en si grand crédit, que Maximin le fit gouverneur de toute la province. Mais Lucinius étant venu à Antioche, et se doutant de l'imposture, il fit mettre à la question les prêtres et les prophètes de ce nouveau Jupiter. Ils avouèrent tout, et furent punis du dernier supplice, eux et leurs associés; et avant eux tous, Théotecnus leur maître. Le même Eusèbe nous assure encore, au 4. livre de la préparation évangélique, que de son temps le plus fameux prophète d'entre les païens et leurs théologiens les plus célèbres, dont quelques-uns mêmes étaient magistrats dans leurs villes, avaient été obligés, par les tourmens, d'expliquer en détail tout l'appareil de la fourberie des oracles. S'il s'agissait présentement de ce que les chrétiens en ont cru, tous ces passages d'Eusèbe décideraient, ce me semble, la question. On plaçait les démons dans un certain système général qui servait pour les disputes mais quand on venait à un point de fait particulier, on ne parlait guère d'eux; au contraire, on leur donnait nettement l'exclusion.

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Je ne crois pas qu'il puisse jamais y avoir de meilleurs témoins contre les démons que les prêtres païens; ainsi, après leurs dépositions, la chose me paraît terminée. J'ajouterai seulement

ici un chapitre sur les sorts, non pas pour en découvrir l'imposture, car cela est compris dans ce que nous avons dit sur les oracles, et de plus elle se découvre assez d'elle-même; mais pour ne pas oublier une espèce d'oracles très-fameux dans l'antiquité.

CHAPITRE XVIII.

Des Sorts.

LE sort est l'effet du hasard, et comme la décision ou l'oracle de la fortune; mais les sorts sont les instrumens dont on se sert pour savoir quelle est cette décision.

Les sorts étaient le plus souvent des espèces de dés, sur lesquels étaient gravés quelques caractères, ou quelques mots dont on allait chercher l'explication dans des tables faites exprès. Les usages étaient différens sur les sorts dans quelques temples, on les jetait soi-même; dans d'autres, on les faisait sortir d'une urne, d'où est venue cette manière de parler si ordinaire aux Grecs, le sort est tombé.

Ce jeu de dés était toujours précédé de sacrifices et de beaucoup de cérémonies. Apparemment les prêtres savaient manier les dés; mais s'ils ne voulaient pas prendre cette peine, ils n'avaient qu'à les laisser aller; ils étaient toujours maîtres de l'explication.

Les Lacédémoniens allèrent un jour consulter les sorts de Dodone, sur quelque guerre qu'ils entreprenaient; car outre les chênes parlans, et les colombes, et les bassins, et l'oracle, il y avait encore des sorts à Dodone. Après toutes les cérémonies faites, sur le point qu'on allait jeter les sorts avec beaucoup de respect et de vénération, voilà un singe du roi des Molosses, qui, étant entré dans le temple, renverse les sorts et l'urne. La prêtresse, effrayée, dit aux Lacédémoniens qu'ils ne devaient pas songer à vaincre, mais seulement à se sauver; et tous les écrivains (Cicéron, livre 2 de la divination) assurent que jamais Lacédémone ne reçut un présage plus funeste.

Les plus célèbres entre les sorts étaient à Préneste et à Antium, deux petites villes d'Italie, A Préneste était la fortune, et à Antium les fortunes.

Les fortunes d'Antium avaient cela de remarquable, que c'étaient des statues qui se remuaient d'elles-mêmes, selon le témoignagne de Macrobe, livre 1, chap. 23, et dont les mouvemens différens, ou servaient de réponse, ou marquaient si l'on pouvait consulter les sorts.

Un passage de Cicéron, au livre 2 de la divination, où il dit que l'on consultait les sorts de Préneste par le consentement de

la fortune, peut faire croire que cette fortune savait aussi remuer la tête, ou donner quelque autre signe de ses volontés.

Nous trouvons encore quelques statues qui avaient cette même propriété. Diodore de Sicile et Quinte-Curce disent que Jupiter Ammon était porté par quatre-vingts prêtres dans une gondole d'or, d'où pendaient des coupes d'argent ; qu'il était suivi d'un grand nombre de femmes et de filles, qui chantaient des hymnes en langue du pays; et que ce Dieu, porté par ses prêtres, les conduisait en leur marquant par quelques mouvemens où il voulait aller.

Le dieu d'Héliopolis de Syrie, selon Macrobe, en faisait autant. Toute la différence était qu'il voulait être porté par des gens les plus qualifiés de la province, qui eussent long-temps auparavant vécu en continence, et qui se fussent fait raser la

tête.

Lucien, dans le traité de la déesse de Syrie, dit qu'il a vu un Apollon encore plus miraculeux; car étant porté sur les épaules de ses prêtres, il s'avisa de les laisser là, et de se promener par les airs, et cela aux yeux d'un homme tel que Lucien, ce qui est considérable.

Je suis si las de découvrir les fourberies des prêtres païens, et je suis si persuadé aussi qu'on est las de m'en entendre parler, que je ne m'amuserai point à dire comment on pouvait faire jouer de pareilles marionnettes.

Dans l'Orient, les sorts étaient des flèches, et aujourd'hui encore les Turcs et les Arabes s'en servent de la même manière. Ezechiel dit que Nabuchodonosor mêla ses flèches contre Ammon et Jérusalem, et que la flèche sortit contre Jérusalem. C'était là une belle manière de résoudre auquel de ces deux peuples il ferait la guerre.

Dans la Grèce et dans l'Italie, on tirait souvent les sorts de quelque poëte célèbre, comme Homère ou Euripide; ce qui se présentait à l'ouverture du livre était l'arrêt du ciel. L'histoire en fournit mille exemples.

On voit même que quelque deux cents ans après la mort de Virgile, on faisait déjà assez de cas de ses vers pour les croire prophétiques, et pour les mettre en la place des sorts qui avaient été à Preneste. Car Alexandre Sévère, encore particulier, et dans le temps que l'empereur Héliogabale ne lui voulait pas de bien, reçut pour réponse, dans le temple de Préneste, cet endroit de Virgile dont le sens est : Si tu peux surmonter les destins contraires, tu seras Marcellus.

Ici mon auteur se souvient que Rabelais a parlé des sorts virgilianes, que Panurge va consulter sur son mariage; et il

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