Page images
PDF
EPUB

oracles qu'il ne leur était pas permis de lire, parce qu'Apollon avait réservé ce droit à quelqu'un qui serait sorti de son sang, et qui viendrait à Delphes faire reconnaître sa naissance. Ce fils d'Apollon devait être le petit enfant de Pont; et parmi ces oracles si mystérieux, il devait y en avoir qui eussent annoncé aux Spartiates qu'il ne fallait donner la couronne qu'au mérite, sans avoir égard aux familles. Il n'était plus question que de composer les oracles, de gagner le fils d'Apollon, qui s'appelait Silenus, de le faire venir à Delphes, et de corrompre les prêtres. Tout cela était fait, ce qui me paraît fort surprenant; car quelles machines n'avait-il pas fallu faire jouer? Déjà Silenus était en Grèce, et il se préparait à s'aller faire reconnaître à Delphes pour fils d'Apollon; mais malheureusement un des ministres de Lysander fut effrayé, quoique tard', de se voir embarqué dans une affaire si délicate, et il ruina tout.

On ne peut guère voir un exemple plus remarquable de la corruption des oracles: mais en le rapportant, je ne veux pas dissimuler ce que mon auteur dissimule; c'est que Lysander avait déjà essayé de corrompre beaucoup d'autres oracles, et n'en avait pu venir à bout. Dodone avait résisté à son argent, Jupiter Ammon avait été inflexible, et même les prêtres du lieu députèrent à Sparte pour accuser Lysander; mais il se tira d'affaire par son crédit. La grande prêtresse même de Delphes avait refusé de lui vendre sa voix ; et cela me fait croire qu'il y avait à Delphes deux colléges qui n'avaient rien de commun, l'un de prêtres, et l'autre de prêtresses; car Lysander, qui ne put corrompre la grande prêtresse, corrompit bien les prêtres. Les prêtresses étaient les seules qui rendissent des oracles de vive voix, et qui fissent les enragées sur le trépied; mais apparemment les prêtres avaient un bureau de prophéties écrites, dont ils étaient les maîtres, les dispensateurs et les interprètes.

Je ne doute point que ces gens-là, pour l'honneur de leur métier, ne fissent quelquefois les difficiles avec ceux qui les voulaient gagner, surtout si on leur demandait des choses dont il n'y eût pas lieu d'espérer beaucoup de succès, telle qu'était la nouveauté que Lysander avait dessein d'introduire dans le gouver nement de Sparte. Peut-être même le parti d'Agésilas, qui était alors opposé à celui de Lysander, avait soupçonné quelque chose de ce projet, et avait pris les devans auprès des oracles. Les prêtres d'Ammon eussent-ils pris la peine de venir du fond de la Lybie à Sparte, faire un procès à un homme tel que Lysander, s'ils ne se fussent entendus avec ses ennemis, et s'ils n'y eussent été poussés par eux?

CHAPITRE XI.

Nouveaux établissemens d'Oracles.

LES oracles qu'on établissait quelquefois de nouveau, font autant de tort aux démons que les oracles corrompus.

Après la mort d'Ephestion, Alexandre voulut absolument, pour se consoler, qu'Ephestion fût dieu. Tous les courtisans y consentirent sans peine; aussitôt voilà des temples que l'on bâtit à Ephestion en plusieurs villes, des fêtes qu'on institue en son honneur, des sacrifices qu'on lui fait, des guérisons miraculeuses qu'on lui attribue, et, afin qu'il n'y manquât rien, des oracles qu'on lui fait rendre. Lucien dit qu'Alexandre, étonné d'abord de voir la divinité d'Ephestion réussir si bien, la crut enfin vraie lui-même, et se sut bon gré de n'être pas seulement dieu, mais d'avoir encore le pouvoir de faire des dieux.

Adrien fit les mêmes folies pour le bel Antinoüs. Il fit bâtir, en mémoire de lui, la ville d'Antinopolis, lui donna des temples et des prophètes, dit saint Jérôme. Or, il n'y avait des prophètes que dans les temples à oracles. Nous avons encore une inscription grecque, qui porte :

A ANTINO ÜS,

Le compagnon des Dieux d'Egypte, M. Ulpius Apollonius son prophète.

Après cela, on ne sera pas surpris qu'Auguste ait aussi rendu des oracles, ainsi que nous l'apprenons de Prudence. Assurément Auguste valait bien Antinous et Ephestion, qui, selon toutes les apparences, ne durent leur divinité qu'à leur beauté.

Sans doute ces nouveaux oracles faisaient faire des réflexions à ceux qui étaient le moins du monde capables d'en faire. N'y avait-il pas assez de sujet de croire qu'ils étaient de la même nature que les anciens; et pour juger de l'origine de ceux d'Aniphiaraus, de Trophonius, d'Orphée, d'Apollon même, ne suffisait-il pas de voir l'origine de ceux d'Antinoüs, d'Ephestion et d'Auguste ?

Nous ne voyons pourtant pas, à dire le vrai, que ces nouveaux oracles fussent dans le même crédit que les anciens; il s'en fallait beaucoup.

On ne faisait rendre à ces dieux de nouvelle création, qu'autant de réponses qu'il en fallait pour en pouvoir faire sa cour aux princes; mais du reste, on ne les consultait pas bien sérieusement; et quand il était question de quelque chose d'important, on allait à Delphes. Les vieux trépieds étaient en possession de

l'avenir depuis un temps immémorial, et la parole d'un dieu expérimenté était bien plus sûre que celle de ces dieux qui n'avaient encore nulle expérience.

Les empereurs romains, qui étaient intéressés à faire valoir la divinité de leurs prédécesseurs, puisqu'une pareille divinité les attendait, auraient dû tâcher à rendre plus célèbres les oracles des empereurs déifiés comme Auguste, si ce n'eût été que les peuples, accoutumés à leurs anciens oracles, ne pouvaient prendre la même confiance pour les autres. Je croirais bien même que quelque penchant qu'ils eussent aux plus ridicules superstitions, ils se moquaient de ces nouveaux oracles, et en général, de toutes les nouvelles institutions des dieux. Le moyen qu'on prît l'aigle qui se lâchait du bûcher d'un empereur romain, pour l'âme de cet empereur qui allait prendre sa place au ciel?

\Pourquoi donc le peuple avait-il été trompé à la première institution des dieux et des oracles? En voici, je crois, la raison. Pour ce qui regarde les dieux, le paganisme n'en a eu que de deux sortes principales ; ou des dieux que l'on supposait être essentiellement de nature divine, ou des dieux qui ne l'étaient devenus qu'après avoir été de nature humaine. Les premiers avaient été annoncés par les sages ou par les législateurs, avec beaucoup de mystère, et le peuple, ni ne les voyait, ni ne les avait vus. Les seconds, quoiqu'ils eussent été hommes aux yeux de tout le monde, avaient été érigés en dieux par un mouvement naturel des peuples, touchés de leurs bienfaits. On se formait une idée très-relevée des uns, parce qu'on ne les voyait point; et des autres, parce qu'on les aimait; mais on n'en pouvait pas faire autant pour un empereur romain, qui était dieu par ordre de la cour, et non pas par l'amour du peuple, et qui, outre cela, venait d'être homme publiquement.

pas non

Quant aux oracles, leur premier établissement n'est plus difficile à expliquer. Donnez-moi une demi-douzaine de personnes à qui je puisse persuader que ce n'est pas le soleil qui fait le jour, je ne désespérerai pas que des nations entières n'embrassent cette opinion. Quelque ridicule que soit une pensée, il ne faut que trouver moyen de la maintenir pendant quelque temps; la voilà qui devient ancienne, et elle est suffisamment prouvée. Il y avait sur le Parnasse un trou, d'où il sortait une exhialaison qui faisait danser les chèvres, et qui montait à la tête. Peut-être quelqu'un qui en fut entêté se mit à parler sans savoir ce qu'il disait, et dit quelque vérité. Aussitôt il faut qu'il y ait quelque chose de divin dans cette exhalaison; elle contient la science de l'avenir: on commence à ne s'approcher plus de ce trou qu'avec respect; les cérémonies se forment peu à peu.

Ainsi

naquit apparemment l'oracle de Delphes; et comme il devait son origine à une exhalaison qui entêtait, il fallait absolument que la Pythie entrât en fureur pour prophétiser. Dans la plupart des autres oracles, la fureur n'était pas nécessaire. Qu'il y en ait une fois un d'établi, vous jugez bien qu'il va s'en établir mille. Si les dieux parlent bien là, pourquoi ne parleront-ils point ici? Les peuples, frappés du merveilleux de la chose, et avides de l'utilité qu'ils en espèrent, ne demandent qu'à voir naître des oracles en tous lieux, et puis l'ancienneté survient à tous ces oracles, qui leur fait tous les biens du monde. Les nouveaux n'avaient garde de réussir tant; c'était les princes qui les établissaient. Les peuples croient bien mieux à ce qu'ils ont fait eux-mêmes.

Ajoutez à tout cela, que dans le temps de la première institution et des dieux et des oracles, l'ignorance était beaucoup plus grande qu'elle ne fut dans la suite. La philosophie n'était point encore née, et les superstitions les plus extravagantes n'avaient aucune contradiction à essuyer de sa part. Il est vrai que ce qu'on appelle le peuple n'est jamais fort éclairé : cependant, la grossièreté dont il est toujours, reçoit encore quelque différence selon les siècles; du moins, il y en a où tout le monde est peuple, et ceux-là sont sans comparaison les plus favorables à l'établissement des erreurs. Ce n'est donc pas merveille, si les peuples faisaient moins de cas des nouveaux oracles que des anciens; mais cela n'empêchait pas que les anciens ne ressemblassent parfaitement aux nouveaux. Ou un démon allait se loger dans un temple d'Ephestion, pour y rendre des oracles, dès qu'il avait plu à Alexandre d'en faire élever un à Esphestion comme à un dieu; ou, s'il se rendait des oracles dans ce temple sans démon, il pouvait bien s'en rendre de même dans le temple d'Apollon Pythien. Or, il serait, ce me semble, fort étrange et fort surprenant qu'il n'eût fallu qu'une fantaisie d'Alexandre pour envoyer un démon en possession d'un temple, et faire naître par là une éternelle occasion d'erreur à tous les hommes.

[blocks in formation]

Lieux où étaient les Oracles.

Nous allons entrer présentement dans le détail des artifices que pratiquaient les prêtres : cela renferme beaucoup de choses de l'antiquité assez agréables et assez particulières.

Les pays montagneux, et par conséquent pleins d'antres et de cavernes, étaient les plus abondans en oracles. Telle était la Béotie, qui anciennement, dit Plutarque, en avait une très

grande quantité. Remarquez, en passant, que les Béotiens étaient en réputation d'être les plus sottes gens du monde; c'était là un pays pour les oracles, des sots et des cavernes !

bon

Je ne crois point que le premier établissement des oracles ait été une imposture méditée; mais le peuple tomba dans quelque superstition qui donna lieu à des gens un peu plus raffinés d'en profiter. Car les sottises du peuple sont telles assez souvent, qu'elles n'ont pu être prévues; et quelquefois ceux qui le trompent ne songeaient à rien moins, et ont été invités par lui-même à le tromper. Ainsi, ma pensée est qu'on n'a point mis d'abord des oracles dans la Béotie, parce qu'elle est montagneuse; mais que l'oracle de Delphes ayant une fois pris naissance dans la Béotie de la manière que nous avons dit, les autres que l'on fit à son imitation dans le même pays, furent mis dans des cavernes parce que les prêtres en avaient reconnu la commodité.

[ocr errors]

Cet usage ensuite se répandit presque partout. Le prétexte des exhalaisons divines rendait les cavernes nécessaires; et il semble de plus que les cavernes inspirent d'elles-mêmes je ne sais quelle horreur qui n'est pas inutile à la superstition. Dans les choses qui ne sont faites que pour frapper l'imagination des hommes, il ne faut rien négliger. Peut-être la situation de Delphes a-t-elle bien servi à la faire regarder comme une ville sainte. Elle était à moitié chemin de la montagne du Parnasse, bâtie sur un peu de terre-plein, et environnée de précipices, qui la fortifiaient sans le secours de l'art. La partie de la montagne, qui était audessus, avait à peu près la figure d'un théâtre, et les cris des hommes et le son des trompettes se multipliaient dans les rochers. Croyez qu'il n'y avait pas jusqu'à ces échos qui ne valussent leur prix.

La commodité des prêtres et la majesté des oracles demandaient donc également des cavernes ; aussi ne voyez-vous pas un si grand nombre de temples prophétiques en plat pays; mais s'il y en avait quelques-uns, on savait bien remédier à ce défaut de leur situation; au lieu de cavernes naturelles on en faisait d'artificielles, c'est-à-dire, de ces sanctuaires qui étaient des espèces d'antres où résidait particulièrement la divinité, et où d'autres que les prêtres n'entraient jamais.

Quand la Pythie se mettait sur le trépied, c'était dans son sanctuaire, lieu obscur et éloigné d'une certaine petite chambre où se tenaient ceux qui venaient consulter l'oracle. L'ouverture même de ce sanctuaire était couverte de feuillages de laurier; et ceux à qui on promettait d'en approcher, n'avaient garde d'y rien voir.

D'où croyez-vous que vienne la diversité avec laquelle les an

« PreviousContinue »