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pas été affez ftupides pour fuivre un defpote qui les menoit par millions à fa fuite, marchant fur les mers, & navigeant à travers les terres, fuivant l'expreffion d'un célébre Orateur; fi ce defpote infenfé n'avoit pas eu la mal-adreffe de fe faire battre à Platée & à Salamine, Athenes & Sparte n'auroient pas conçu cette paffion, ce goût effréné pour la gloire, qui les rendit ambitieufes & rivales. Rome ne s'eft pas contentée d'être maîtreffe de l'Italie; elle a voulu acquérir l'Afie & l'Afrique j'en conviens; mais fi après l'expulfion des Rois, les principaux citoyens avoient eu plus de lumieres & de morale, ils n'auroient pas cherché à tenir le peuple dans la pauvreté & dans l'abjection; ils auroient pris des mefures plus douces, plus humaines, & alors ils n'auroient pas été obligés de faire perpétuellement la guerre, pour détourner l'attention des Plébéïens & éviter les loix agraires; ils auroient laiffé leurs voifins plus tranquilles, ils auroient fait la paix plus à propos, les guerres euffent été moins longues & plus rares; les Romains ne feroient pas devenus le peuple le plus guerrier de la terre; ils n'auroient pas conquis & opprimé l'univers. Quant aux fiecles qui nous touchent de plus près, quelle part la Religion n'a-t-elle pas eue dans toutes les guerres qui ont défolé le monde, depuis les premieres croifades, jufqu'au traité de Weftphalie? Soit qu'elle ait allumé le feu, foit qu'elle l'ait feulement attifé, elle a caufé, ou prolongé les malheurs de l'humanité, elle, dont le véritable efprit eft un efprit de paix & de charité. Or, qui eft-ce qui peut corrompre ainfi les meilleurs principes & empoifonner les fources du Bonheur, fi ce n'est l'ignorance, fur-tout cette ignorance doctorale, dont parle Montaigne, cent fois pire encore, parce qu'elle veut tout favoir, que l'ignorance ftupide qui veut tout ignorer?

Mais fi l'ignorance, fous quelque forme qu'on l'envisage, eft la fource de la guerre & de tout défordre fur la furface du globe, ne peut-on pas conclure que l'effet naturel du progrès des lumieres, fera de maintenir la paix entre les nations, & le bon-ordre dans la fociété ? Ceci une fois accordé, fans doute, il ne fera pas néceffaire d'accumuler les argumens pour prouver que la paix & le bon ordre font les premiers élémens du Bonheur public. Rendons justice à notre fiecle, & craignons de donner trop d'étendue à des réflexions que nos lecteurs trouvent peut-être fuperflues, Ainfi, fans nous arrêter plus long-tems à des principes qu'il faudroit même rejetter, s'ils avoient befoin de démonftration, tâchons d'avancer & de pénétrer plus avant dans notre fujet.

Lorfque les hommes font affez heureux pour vivre au fein de la paix, trois chofes fuffisent pour exercer leur activité, l'agriculture, l'induftrie & le commerce. Or, de ces trois emplois celui qui eft le plus varié, celui où les espérances fe trouvent plus près des peines, eft fans doute l'agriculture. Car en fuppofant les hommes paifibles & éclairés, le commerce trouvera tant de facilités, fes procédés feront fi connus, qu'il ne devien

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dra plus qu'un placement de capitaux auffi für que les autres. Quant à l'induftiie, à moins qu'elle ne prenne un certain effor qui lui fait changer fon nom en celui de talent, fes profits étant fixes, ne laiffent guere à fes agens que l'économie pour nourrir leur espérance & flatter leur imagination. Il fuit de ces réflexions, que plus il y aura dans un Etat d'individus attachés à l'agriculture, comme propriétaires ou comme fermiers, plus il y aura de Bonheur public; & qu'au contraire, plus il y aura de journaliers employés à ces mêmes travaux, moins il y aura de Bonheur public. Il en réfulte encore, que plus il y aura de liberté dans l'ufage de la propriété, c'est-à-dire, dans la difpofition des capitaux & des fruits; plus les cultivateurs feront heureux; car fans activité point de Bonheur, & fans efpérance point d'activité. Cette confidération fuffit feule pour faire rejetter toute contrainte, toute gêne dans le commerce des grains & des autres fruits de la terre; avant même que la raifon & l'expérience aient montré tous les inconvéniens qui en font une fuite néceffaire. Le même principe doit avoir lieu pour l'induftrie, & cela avec d'autant plus de raifon, qu'ainfi que nous l'avons dit plus haut, elle a moins d'efpérance que l'agriculture nous en dirons autant du commerce. C'eft la liberté qui peut feule maintenir l'équilibre entre ces trois claffes: fi vous l'altérez un moment, tout eft perdu.

C'est un grand problême à réfoudre que de trouver cette parfaite économie, qui, balançant les richeffes & les dépenfes, procureroit un emploi fuffifant à quiconque n'auroit pas de propriété, de forte que jamais la fubfiftance ne manqueroit à l'indigent. Je me fuis fouvent fait cette queftion: deux Etats voifins produifant chacun une quantité de subsistance proportionnée à leur population, pourquoi dans l'un voit-on beaucoup de pauvres, tandis que dans l'autre il n'y en a pas? Je me demandois encore comment il fe faifoit que dans l'un de ces pays le journalier gagnoit à peine de quoi fe nourrir, étoit mal logé, mal vêtu, quelquefois obligé de mendier, tandis que dans l'autre, nul homme ne vouloit travailler qu'il ne gagnât de quoi fe procurer une nourriture agréable & abondante. Obtenons de nos lecteurs la permiffion d'entrer dans quelques détails. Ils ne s'y arrêteront pas fans intérêt, puifqu'il ne s'agit ici de rien moins que de reconnoître & de détruire, s'il eft poffible, le plus grand ennemi de la félicité publique, la mifere du peuple. De notre côté, nous nous efforçerons de donner à nos réflexions toute la précifion & toute la briéveté dont elles font fufceptibles.

Malheureufement dans toutes les queftions qui ont été fouvent agitées, il eft préalable, avant que d'aller au but, de déblayer le chemin, & de jetter de côté toutes les idées fauffes qui ont long-temps prévalu. Nous devons donc commencer par mettre en principe que le luxe, ni même les impôts ne fuffifent pas pour rendre raifon de la pauvreté du peuple, 1o. parce qu'il y a des pays où l'on voit beaucoup de luxe; où l'on paie

beaucoup d'impofitions, & où il y a très-peu de pauvres; 20. parce que le raifonnement prouve que les dépenses du luxe étant toutes en derniere analyfe payées en denrées, plus il y a de dépenfes, plus il y a de confommations, plus il y a de moyens de fubfifter: & quant aux impofitions, tout ce qu'un Etat leve d'argent, il le répand, foit en dépenfes, foit en payement d'arrérages; or, foit que l'Etat dépenfe, foit que les poffeffeurs des fonds publics dépensent à leur tour, le travail fera le même, les moyens de fubfifter ne diminueront pas. Il faut donc aller plus avant pour trouver les caufes de la mifere publique.

Diftinguons d'abord deux fortes de pauvreté : la pauvreté des Etats & celle des peuples. Les Etats font pauvres lorfque la terre eft ftérile & que les hommes s'y multiplient en plus grande proportion que les denrées. Ne nous accufera-t-on pas d'avancer un paradoxe, fi nous affurons que ce genre de pauvreté eft le moins redoutable de tous? Les hommes, comme tous les animaux, ne fe multiplient guere qu'en raifon de la facilité qu'ils trouvent à fubfifter. L'expérience démontre même que c'eft-là la vraie limite de la population, & l'on a obfervé qu'après des dépopulations fubites, caufées par la guerre, ou par la pefte, les mariages ont été plus féconds que dans toute autre époque. Ainfi, fous un même gouvernement, l'Auvergne eft moins peuplée que la Normandie; & le Limoufin, que la Flandre. On m'objectera fans doute que la Hollande & la Suiffe ont une population bien au - deffus de ce que l'étendue de leur fol peut le comporter; mais pour toute réponse, je demanderai qu'on remonte à l'origine de cette population. En effet, on verra qu'en Hollande, tandis que toutes les nations vivoient dans le joug du defpotifme & de l'intolérance, le gouvernement qui avoit été obligé d'oppofer l'induftrie à la force, appella tous les étrangers au partage de fes richeffes, & ouvrit un afyle à l'Europe entiere; & quant aux Suiffes, on fait affez que la guerre & l'émigration ont fait leur reffource depuis trois fiecles: mais, dira-t-on, pourquoi fe font-ils trouvés en état de fournir des armées à toutes les nations voifines." Je répondrai que ce n'eft pas parce qu'ils avoient une population furabondante; mais parce que leur aliment principal étant le produit de leurs beftiaux & de leurs pâturages, ils pouvoient fortir de leur pays fans que l'agriculture en fouffrit. Or, ces émigrations leur ayant procuré d'un côté une grande confommation d'hommes, & de l'autre, une grande quantité d'argent; ils ont toujours eu des moyens fuffifans de fe multiplier, de forte que leur population ne s'eft pas proportionnée à leur fol, mais à leur richeffe & à la dépenfe d'hommes qu'ils faifoient. Ainfi, nous fommes toujours fondés à dire que la pauvreté du fol peut bien limiter la population, mais non pas donner naiffance à la vraie pauvreté, à la mendicité. Quiconque a un peu voyagé, peut fe fouvenir d'avoir trouvé de jolies maifons & des payfans bien vêtus au milieu des bois & des montagnes, & de n'avoir vu fouvent que de miférables cabanes &

des hommes indigens au milieu des plaines les plus riches & les plus fécondes.

La pauvreté du peuple a donc un principe particulier. Examinons d'abord en quoi elle confifte. Je dis que le peuple eft pauvre, lorfque les dernieres claffes de citoyens font un travail trop peu lucratif, & lorfque ce travail ne leur eft pas toujours affuré; deforte que fi les dépenfes des journaliers excedent leurs falaires, ou s'ils viennent, à manquer d'ouvrages pendant quelques jours, ils font réduits à la mendicité.

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Les hommes font fi portés dans les matieres abftraites à fe contenter d'une raison quelle qu'elle foit, que je ne craindrai pas de revenir fur mes pas, en obfervant encore que l'on ne peut s'en prendre ici, ni au luxe ni à la corruption des mœurs; car plus il y a de dépenfes & plus le travail doit être cher; & d'un autre côté, plus il y aura d'hommes enclins à l'oifiveté, plus il faudra payer le travail des hommes laborieux. Quelle, caufe attribuerons-nous donc à la mifere dont le peuple eft trop fouvent accablé ? ... Quoi ! les aurions-nous toutes épuifées?... Et fi nous avions recours à des caufes morales, aux opinions, aux habitudes; fi nous nous. rappelions fur-tout ce que nous avons dit plus haut; que tout ce qui eft, participe de ce qui a été... Pour cette fois le rideau eft tombé lifons l'hiftoire, confultons nos loix anciennes & actuelles, obfervons à quel point le gouvernement, la religion, les ufages ont influé fur le fort du peuple, & nous trouverons que par-tout où il eft abject, il est pauvre, & & que par-tout où il eft compté pour quelque chofe, il eft heureux. Rendons ceci plus fenfible.

Dans un pays affez fauvage & affez éloigné de toute communication deux particuliers poffédoient chacun une terre, à une distance affez confidérable l'une de l'autre. L'un d'eux étoit un très-bon gentilhomme: il avoit placé fes armes & fes devifes en cent endroits de fa maifon, & il étoit trèsfier de fa naiffance. D'ailleurs, il avoit les plus beaux titres, & il exerçoit. encore des droits étendus fur fes vaffaux. Ceux-ci avoient même été ferfs fous fes ancêtres; mais ils avoient été affranchis fucceffivement. Cependant ils étoient encore fujets aux corvées & à beaucoup de redevances qu'on exigeoit d'eux d'une maniere très - rigoureufe & affez arbitraire. La plupart d'entr'eux gagnoient leur vie à travailler pour leur Seigneur; mais comme ils avoient été ferfs autrefois, & qu'ils vivoient encore dans une grande dépendance, ils fe contentoient d'un prix très-modique, & tandis que l'abondance régnoit au château, & que tout y étoit prodigué tant par le maître que par fes commenfaux & fes domeftiques, les malheureux habitans n'avoient pour prix de leur travail qu'un peu d'orge & de feigle qui leur manquoient encore quelquefois; de forte qu'ils étoient obligés de demander qu'on leur impofat quelque travail que ce fût, pourvu qu'on les, fit vivre. D'un autre côté, le Seigneur, qui étoit accoutumé à fuivre tous fes caprices, ne les employoit guere qu'à conftruire des bâtimens de dé

corations

coration qu'il changeoit fouvent, ou qu'il négligeoit pour en commencer d'autres, & quand on lui en faifoit un fcrupule, il croyoit tout réparer en ordonnant qu'on décorât fes chapelles, ou qu'on en conftruisît de nouvelles ou bien, s'il lui prenoit fantaisie de borner fes dépenfes & d'économifer, il employoit les épargnes qu'il faifoit fur les falaires de fes ouvriers à acheter des meubles précieux, ou à fe procurer, en retour de fes denrées, des efpeces d'or qu'il aimoit beaucoup.

L'autre terre avoit pour poffeffeur un Fermier, qui, après s'être enrichi, s'étoit trouvé à portée d'en faire l'acquifition. Ses payfans n'avoient que peu de choses à démêler avec lui. Ils étoient tous libres, fe mêloient des affaires de la communauté, fe cotifoient entr'eux pour le paiement de leur redevance. Cependant le propriétaire qui étoit riche, ne laiffoit pas que de faire travailler; mais les payfans faifoient leur prix avec lui; d'où il réfultoit qu'ils étoient plus riches & qu'il l'étoit moins; mais il ne s'en plaignoit pas, parce qu'il étoit accoutumé à vivre frugalement. D'ailleurs, fon fyftême étoit de fe procurer toutes les commodités de la vie, & de ne pas augmenter fon numéraire. Lorsqu'il avoit plus de denrées qu'il n'en pouvoit confommer, loin de les échanger contre des efpeces monnoyées, il les diftribuoit à des ouvriers auxquels il faifoit conftruire des chemins, des ponts, des canaux & d'autres ouvrages de ce genre qui épargnoient les peines des payfans; de forte qu'au bout de quelque temps, avec bien moins de travail, on fit beaucoup plus qu'auparavant, & que ces améliorations formerent un nouveau capital, qui doubla les revenus de fa terre.

Maintenant fi l'on vouloit rendre le fort des hommes égal dans ces deux terres, il faudroit aller dans la premiere y raffembler le peuple & lui dire » Je viens vous faire reffouvenir que vous êtes hommes, & par » conféquent libres; c'eft-à-dire, ayant la propriété abfolue de vos biens » & de vos perfonnes, & pour vous le prouver, je vous affranchis des » corvées & de tout ce qui pourroit conferver en vous les traces de votre » ancienne fervitude. Vous devez à l'Etat, vous devez à votre Seigneur; » mais vous connoîtrez les limites de ces engagemens, & ce que vous paierez à l'un & à l'autre, ne fera plus regardé que comme un cens, » que comme une redevance, qui fera la condition de votre propriété, & » que vous pourrez toujours évaluer, ou folder en argent. C'eft à vous D déformais à fonger à vos propres intérêts, à voir ce qu'il faut à des » hommes libres pour s'entretenir honnêtement eux & leurs familles. Vous » me demanderez peut-être comment vous l'obtiendrez, & je vois en » effet que vous avez peu de propriétés; mais vous avez celle de vos bras, » de votre travail: fachez donc y mettre un prix convenable. Jufqu'ici » vous n'avez connu que vos befoins, connoiffez ceux des gens qui vous » emploient. Si vous étiez en état de leur refufer votre travail pendant » huit jours, ils feroient obligés de le payer au poids de l'or ... Sans doute Tome IX.

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