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O mon ami, n'aiant pu la faire belle, vous avez voulu du moins la faire riche.

S'il difoit fon fentiment avec fimplicité, il recevoit de la même maniere celui des autres. Sa coutume étoit, quand il avoit achevé un ouvrage, de l'expofer aux yeux des paffans, & d'entendre, caché derriere un rideau, ce qu'on en difoit, dans le deffein de corriger les défauts que l'on y pourroit remarquer. Un Cordonnier aiant trouvé qu'il manquoit quelque chofe à une Sandale, le dit librement; & la critique étoit jufte. Repaffant le lendemain par le même endroit, il vit que la faute avoit été corrigée. Tout fier de l'heureux fuccès de fa critique, il s'avifa de cenfurer auffi une jambe, à laquelle il n'y avoit rien à redire. Le Peintre alors, fortant de derriere fa toile, avertit le Cordonnier de fe renfermer dans fon métier, & dans fes Sandales. C'eft ce qui donna lieu au proverbe, Ne futor ultra crepidam: c'est-à-dire

Savetier

Fais ton métier ;

Et garde toi fur tout d'élever ta cenfure Au delà de la chauffure.

. Apelle rendoit juftice avec joie au mérite des grands Ouvriers, & ne rougiffoit point de fe les préférer à lui même pour de certaines qualités. Ainfi il avouoit ingénuement qu'Am. phion l'emportoit fur lui pour la Difpofition, & Afclépiodore pour la régularité du Deffein. Nous avons vû le jugement avantageux qu'il portoit de Protogéne. Il ne s'en tint pas à de fimples paroles.

Cet excellent Peintre n'étoit pas beaucoup eftimé de fes compatriotes, comme il arrive affez ordinairement. Pendant qu'Apelle étoit avec lui à Rhodes, lui aiant demandé un jour ce qu'il vendoit fes ouvrages lorfqu'il y avoit mis la derniere main ; & l'autre lui aiant marqué une fomme très modique: Et moi, reprit Apelle, je vous offre cinquante * talens pour chacun, & je les prendrai tous à ce prix; en ajoutant qu'il ne feroit point en peine de s'en défaire, & qu'il les vendroit comme étant de fa propre main. Cette offre, qui étoit férieufe, fit ouvrir les yeux aux Rhodiens fur le mérite de leur Peintre; qui, de fon

côté

*C'est-à-dire, cinquante mille écus. Cette fomme me paroit exorbitante. Il est affez ordinaire qu'il· fe gliffe quelque erreur dans les chiffres.

côté s'en prévalut, & ne livra plus fes tableaux qu'à un prix très confidérable.

La fouveraine habileté dans la Peinture n'étoit pas le feul mérite d'Apelle. La politeffe, la connoiffance du monde, les manieres douces, infinuantes, fpirituelles, le rendirent fort agréable à Alexandre le Grand, qui ne dédaignoit pas d'aller fouvent chez ce Peintre, tant pour jouir des charmes de fa converfation, que pour le voir travailler, & devenir le premier témoin des merveilles qui fortoient de fon pinceau, Cette affection d'Alexandre pour un Peintre qui étoit poli, agréable, délicat, ne doit pas étonner. Un jeune Monarque fe paffionne aifément pour un Genie de ce caractere, qui joint à la bonté de fon cœur, la beauté de l'efprit & la délicateffe du pinceau. Ces fortes de familiarités entre les Héros de divers genres, ne font pas rares, & font honneur aux Princes.

Alexandre avoit une fi haute idée d'Apelle, qu'il donna un Edit pour déclarer, que fa volonté étoit de n'être peint que par lui, de même qu'il -ne donna permiffion par le même H 4 Edit

Edit qu'à Pyrgotéle de graver fes médailles, & à Lyfippe de le repréfenter par la fonte des métaux.

Plut. de Il arriva qu'un des principaux Couramic. & tifans d'Alexandre fe trouvant un adulat.p. jour chez Apelle lorfqu'il peignoit,

fe répandit en queftions ou en réflexions peu juftes fur la Peinture, comme il eft ordinaire à ceux qui veulent parler d'un art qu'ils ignorent. Apelle, qui étoit en poffeffion de s'expliquer librement avec les plus grands Seigneurs, lui dit: Voiez-vous ces »jeunes garçons qui broient mes cou ,,leurs? Pendant que vous gardiez le ,,filence ils vous admiroient, éblouis ,,de l'éclat de votre pourpre, & de ,,l'or qui brille fur vos habits. De"puis que vous avez commencé à

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parler de chofes que vous n'en,,tendez point, ils ne ceffent de ri,,re.,, C'est Plutarque qui raporte ce Plin. lib. fait. Selon a Pline, c'eft à Alexandre 35. c. 10. lui-même qu'Apelle ofa faire cette leçon, mais d'une maniere plus douce, en lui confeillant feulement de s'expliquer avec plus de réferve de

vant

a In officina imperitè multa differenti silentium comiter fuadebat, rideri eum dicens à pueris qui colores tererent. Tantum auctoritatis & ju ris et ei in regem, alioquin iracundum.

vant fes ouvriers: tant le Peintre belesprit avoit acquis d'afcendant fug un Prince, qui faifoit déja la terreur & l'admiration du genre humain, & qui étoit naturellement colere? Alexandre lui donna d'autres marques encore plus extraordinaires de fon affection & de fes égards.

Le caractere fimple & ouvert d'Apelle ne revenoit pas également à tous les Généraux du jeune Monarque. Ptolémée, l'un d'eux, qui dans la fuite eut en partage le roiaume d'Egypte, n'avoit pas été des plus favorables à notre Peintre, on n'en fait pas la raison. Quoiqu'il en foit, Apelle s'étant embarqué, quelque tems après la mort d'Alexandre, pour une ville de la Gréce, fut malheureusement jetté par la tempête du côté d'Alexandrie, où le nouveau Roi ne lui fit aucun accueil. Outre cette mortification à laquelle il devoit s'attendre, il y trouva des envieux affez malins pour chercher à le faire tomber dans un piege. Dans cette vûe, ils engagerent un des Offi. ciers de la Cour à l'inviter au fouper du Roi comme de fa part, ne deutant point que cette liberté, qu'il HS

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