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fut éteinte; le czar fe déclara le chef de la religion : et cette dernière entreprise, qui aurait coûté le trône et la vie à un prince moins abfolu, réuffit prefque fans contradiction, et lui affura le fuccès de toutes les autres nouveautés.

Après avoir abaiffé un clergé ignorant et barbare, il ofa effayer de l'inftruire, et par-là même il risqua de le rendre redoutable; mais il fe croyait affez puiffant pour ne le pas craindre. Il a fait enseigner dans le peu de cloîtres qui restent la philofophie et la théologie. Il eft vrai que cette théologie tient encore de ce temps fauvage dont Pierre Alexiowitz a retiré fa patrie. Un homme digne de foi m'a affuré qu'il avait affifté à une thèse publique, où il s'agiffait de favoir fi l'usage du tabac à fumer était un péché. Le répondant prétendait qu'il était permis de s'enivrer d'eau-de-vie, mais non de fumer, parce que la très-fainte écriture dit que ce qui fort de la bouche de l'homme le fouille, et que ce qui y entre ne lé fouille point.

Les moines ne furent pas contens de la réforme. A peine le czar eut-il établi des imprimeries, qu'ils s'en fervirent pour le décrier; ils imprimèrent qu'il était l'Antechrift; leurs preuves étaient qu'il ôtait la barbe aux vivans, et qu'on fefait dans fon académie des diffections de quelques morts. Mais un autre moine, qui voulait faire fortune, réfuta ce livre, et démontra que Pierre n'était pas l'Antechrift, parce que le nombre 666 n'était pas dans fon nom. L'auteur du libelle fut roué, et celui de la réfutation fut fait évêque de Rezan.

Le réformateur de la Mofcovie a fur-tout porté une loi fage, qui fait honte à beaucoup d'Etats policés; c'eft qu'il n'eft permis à aucun homme au fervice de l'Etat, ni à un bourgeois établi, ni fur-tout à un mineur, de paffer dans un cloître.

Ce prince comprit combien il importe de ne point confacrer à l'oifiveté des fujets qui peuvent être utiles, et de ne point permettre qu'on dispose à jamais de fa liberté, dans un âge où l'on ne peut difpofer de la moindre partie de fa fortune. Cependant l'induftrie des moines élude tous les jours cette loi faite pour le bien de l'humanité, comme fi les moines gagnaient en effet à peupler les cloîtres aux dépens de la patrie.

Le czar n'a point affujetti feulement l'Eglife à l'Etat, à l'exemple des fultans turcs; mais, plus grand politique. il a détruit une milice femblable à celle des janiffaires; et ce que les ottomans ont vainement tenté, il l'a exécuté en peu de temps; il a diffipé les janiffaires mofcovites, nommés ftrélitz, qui tenaient les czars en tutelle. Cette milice, plus formidable à fes maîtres qu'à fes voifins, était composée d'environ trente mille hommes de pied, dont la moitié reftait à Mofcou, et l'autre était répandue fur les frontières. Un ftrélitz n'avait que quatre roubles par an de paie; mais des priviléges. ou des abus le dédommageaient amplement. Pierre forma d'abord une compagnie d'étrangers, dans laquelle il s'enrôla lui-même, et ne dédaigna pas de commencer par être tambour et d'en faire les fonctions; tant la nation avait befoin d'exemples. Il fut officier par degrés. Il fit petit à petit de

nouveaux régimens; et enfin, fe fentant maître de troupes difciplinées, il caffa les ftrélitz, qui n'oserent défobéir.

La cavalerie était à peu-près ce qu'est la cavalerie polonaife, et ce qu'était autrefois la française, quand le royaume de France n'était qu'un affemblage de fiefs. Les gentilshommes ruffes montaient à cheval à leurs dépens, et combattaient fans difcipline, quelquefois fans autres armes qu'un fabre ou un carquois, incapables d'être commandés, et par conféquent de

vaincre.

Pierre le grand leur apprit à obéir, par fon exemple et par les fupplices; car il servait en qualité de foldat et d'officier fubalterne, et puniffait rigoureusement en czar les boïards, c'est-à-dire, les gentilshommes qui prétendaient que le privilége de la noblesse était de ne fervir l'Etat qu'à leur volonté. Il établit un corps régulier pour fervir l'artillerie, et prit cinq cents cloches aux églises, pour fondre des canons. Il a eu treize mille canons de fonte en l'année 1714. Il a formé auffi des corps de dragons, milice très-convenable au génie des Mofcovites, et à la forme de leurs chevaux qui font petits. La Mofcovie a aujourd'hui, en 1738, trente régimens de dragons, de mille hommes chacun, bien

entretenus.

C'eft lui qui a établi des houffards en Ruffie. Enfin, il a eu jufqu'à une école d'ingénieurs, dans un pays où perfonne ne favait avant lui les élémens de la géométrie.

Il était bon ingénieur lui-même; mais fur-tout il excellait dans tous les arts de la marine; bon

capitaine de vaiffeau, habile pilote, bon matelot, adroit charpentier, et d'autant plus eftimable dans ces arts qu'il était né avec une crainte extrême de l'eau. Il ne pouvait dans fa jeuneffe paffer fur un pont fans frémir: il fefait fermer alors les volets de bois de fon carroffe; le courage et le génie domptèrent en lui cette faibleffe machinale.

Il fit conftruire un beau port auprès d'Azoph, à l'embouchure du Tanaïs : il voulait y entretenir des galères; et dans la fuite croyant que ces vaiffeaux longs, plats et légers devaient réuffir dans la mer Baltique, il en a fait conftruire plus de trois cents dans fa ville favorite de Pétersbourg; il a montré à fes fujets l'art de les bâtir avec du fimple fapin, et celui de les conduire. Il avait appris jusqu'à la chirurgie : on l'a vu dans un befoin faire la ponction à un hydropique; il réuffiffait dans les mécaniques, et inftruisait les artifans.

Les finances du czar étaient, à la vérité, peu de chose, par rapport à l'immenfité de fes Etats: il n'a jamais eu vingt-quatre millions de revenu, à compter le marc à près de cinquante livres, comme nous fefons aujourd'hui, et comme nous ne ferons peutêtre pas demain; mais c'eft être très-riche chez foi que de pouvoir faire de grandes chofes. Ce n'eft pas la rareté de l'argent, mais celle des hommes et des talens, qui rend un empire faible.

La nation ruffe n'eft pas nombreuse, quoique les femmes y foient fécondes et les hommes robuftes. Pierre lui-même, en poliçant fes Etats, a malheureusement contribué à leur dépopulation. De fréquentes recrues dans des guerres long-temps

malheureuses, des nations transplantées des bords de la mer Cafpienne à ceux de la mer Baltique, confumées dans les travaux, détruites par les maladies, les trois quarts des enfans mourans en Mofcovie de la petite vérole, plus dangereuse en ces climats qu'ailleurs; enfin les triftes fuites d'un gouvernement long-temps fauvage et barbare même dans fa police, font caufe que cette grande partie du continent a encore de vaftes déferts. On compte à préfent en Ruffie cinq cents mille familles de gentilshommes, deux cents mille de gens de loi, un peu plus de cinq millions de bourgeois et de payfans payans une espèce de taille, fix cents mille hommes dans les provinces conquifes fur la Suède les Cofaques de l'Ukraine et les Tartares, vaffaux de la Mofcovie, ne fe montent pas à plus de deux millions; enfin l'on a trouvé que ces pays immenfes ne contiennent pas plus de quatorze millions d'hommes; (f) c'eft-à-dire, un peu plus des deux tiers des habitans de la France.

Le czar Pierre, en changeant les mœurs, les lois, la milice, la face de fon pays, voulait auffi être grand par le commerce, qui fait à la fois la richeffe d'un Etat et les avantages du monde entier. Il entreprit de rendre la Ruffie le centre du négoce de l'Afie et de l'Europe. Il voulait joindre par des canaux, dont il dreffa le plan, la Duine, le Volga, le Tanaïs, et s'ouvrir des chemins nouveaux de la mer Baltique au Pont-Euxin et à la mer Cafpienne, et de ces deux mers à l'Océan feptentrional.

(f) Cela fut écrit en 1727; la population a augmenté depuis par les conquêtes, par la police et par le foin d'attirer les étrangers.

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