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LIVRE SEPTIE ME.

ARGUMENT.

Les turcs transférent Charles à Demirtash. Le roi Staniflas eft pris dans le même temps. Action hardie de M. de Villelongue. Révolution dans le ferail. Bataille donnée en Pomeranie. Altena brûlé par les Suédois. Charles part enfin pour retourner dans Jes Etats. Sa manière étrange de voyager. Son arrivée à Stralfund. Difgrâces de Charles. Succès de Pierre le grand. Son triomphe dans Pétersbourg.

LE bacha de Bender attendait Charles gravement dans fa tente, ayant près de lui Marco pour interprête. Il reçut ce prince avec un profond respect, et le fupplia de fe reposer sur un fopha; mais le roi, ne prenant pas feulement garde aux civilités du turc, fe tint debout dans la tente.

Le tout-puiffant foit béni, dit le bacha, de ce " que ta majesté eft en vie; mon défefpoir eft amer ,, d'avoir été réduit par ta majefté à exécuter les ,, ordres de fa hauteffe. Le roi fâché feulement de ce que fes trois cents foldats s'étaient laiffés prendre dans leurs retranchemens, dit au bacha : "Ah! s'ils s'étaient défendus comme ils devaient, , on ne nous aurait pas forcés en dix jours. Hélas! ", dit le turc, voilà du courage bien mal employé. ››

Il fit reconduire le roi à Bender, fur un cheval richement caparaçonné. Ses fuédois étaient ou tués ou pris; tout fon équipage, fes meubles, fes papiers, fes hardes les plus néceffaires pillées ou brûlées ; on voyait fur les chemins les officiers fuédois prefque nus, enchaînés deux à deux, et fuivant à pied des tartares ou des janiffaires. Le chancelier, les généraux n'avaient point un autre fort; ils étaient efclaves des foldats à qui ils étaient échus en partage.

Ifmaël bacha ayant conduit Charles XII dans fon férail de Bender, lui céda fon appartement, et le fit fervir en roi, non fans prendre la précaution de mettre des janissaires en fentinelle à la porte de la chambre. On lui prépara un lit ; mais il fe jeta tout botté fur un fopha, et dormit profondément. Un officier, qui fe tenait debout auprès de lui, lui couvrit la tête d'un bonnet, que le roi jeta en se réveillant de fon premier fommeil, et le turc voyait avec étonnement un fouverain qui couchait en bottes et nue tête. Le lendemain matin Ifmaël introduifit Fabrice dans la chambre du roi, Fabrice trouva ce prince avec fes habits déchirés, fes bottes, fes mains et toute fa perfonne couvertes de fang et de poudre, les fourcils brûlés; mais l'air ferein dans cet état affreux. Il fe jeta à genoux devant lui, fans pouvoir proférer une parole: raffuré bientôt par la manière libre et douce dont le roi lui parlait, il reprit avec lui fa familiarité ordinaire, et tous deux s'entretinrent, en riant, du combat de Bender. On prétend, dit » Fabrice, que votre majesté a tué vingt janissaires " de fa main. Bon, bon, dit le roi, on augmente

,, toujours les chofes de la moitié. Au milieu de cette converfation, le bacha présenta au roi fon favori Grothufen et le colonel Ribbins, qu'il avait eu la générofité de racheter à fes dépens. Fabrice fe chargea de la rançon des autres prifonniers.

Jeffreys, l'envoyé d'Angleterre, fe joignit à lui pour fournir à cette dépenfe. Un français que la curiofité avait amené à Bender, et qui a écrit une partie des événemens que l'on rapporte, donna auffi ce qu'il avait. Ces étrangers affiftés des foins, et même de l'argent du bacha, rachetèrent non-feulement les officiers, mais encore leurs habits, des mains des turcs et des tartares.

Dès le lendemain on conduifit le roi prifonnier dans un chariot couvert d'écarlate fur le chemin d'Andrinople fon tréforier Grothufen était avec lui : le chancelier Mullern et quelques officiers fuivaient dans un autre char: plufieurs étaient à cheval; et lorfqu'ils jetaient les yeux fur le chariot où était le roi, ils ne pouvaient retenir leurs larmes. Le bacha était à la tête de l'efcorte. Fabrice lui représenta qu'il était honteux de laisser le roi fans épée, et le pria de lui en donner une. " DIEU m'en préserve, ,, dit le bacha, il voudrait nous en couper la ,, barbe. Cependant il la lui rendit quelques heures après.

Comme on conduifait ainfi prifonnier et défarmé ce roi, qui peu d'années auparavant avait donné la loi à tant d'Etats, et qui s'était vu l'arbitre du Nord et la terreur de l'Europe, on vit au même endroit un autre exemple de la fragilité des grandeurs humaines.

Le roi Stanislas avait été arrêté sur les terres des Turcs, et on l'emmenait prifonnier à Bender, dans le temps même qu'on transférait Charles XII.

Stanislas n'étant plus foutenu par la main qui l'avait fait roi, fe trouvant fans argent, et par conféquent fans parti en Pologne, s'était retiré d'abord en Poméranie; et ne pouvant plus fe conferver fon royaume, il avait défendu, autant qu'il l'avait pu, les Etats de fon bienfaiteur. Il avait même paffé en Suède, pour précipiter les fecours dont on avait befoin dans la Poméranie et dans la Livonie; il avait fait tout ce qu'on devait attendre de l'ami de Charles XII. En ce temps, le premier roi de Pruffe, prince très-fage, s'inquiétant avec raison du voisinage des Mofcovites, imagina de fe liguer avec Augufte et la république de Pologne, pour renvoyer les Ruffes dans leur pays, et de faire entrer Charles XII lui-même dans ce projet. Trois grands événemens devaient en être le fruit, la paix du Nord, le retour de Charles dans fes Etats et une barrière oppofée aux Ruffes devenus formidables à l'Europe. Le préliminaire de ce traité, dont dépendait la tranquillité publique, était l'abdication de Stanislas. Non-feulement Stanislas l'accepta, mais il fe chargea d'être le négociateur d'une paix qui lui enlevait la couronne; la néceffité, le bien public, la gloire du facrifice et l'intérêt de Charles à qui il devait tout, et qu'il aimait, le déterminèrent. Il écrivit à Bender : il expofa au roi de Suède l'état des affaires, les malheurs et le remède : il le conjura de ne point s'oppofer à une abdication devenue néceffaire par les conjonctures, et honorable par

:

les motifs il le preffa de ne point immoler les intérêts de la Suède à ceux d'un ami malheureux qui s'immolait au bien public fans répugnance. Charles XII reçut ces lettres à Varnitza: il dit en colère au courrier, en présence de plufieurs témoins: Si mon ,, ami ne veut pas être roi, je faurai bien en faire un

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Staniflas s'obftina au facrifice que Charles refufait. Ces temps étaient deftinés à des fentimens et à des actions extraordinaires. Staniflas voulut aller luimême fléchir Charles; et il hafarda, pour abdiquer un trône, plus qu'il n'avait fait pour s'en emparer. Il se déroba un jour, à dix heures du foir, de l'armée fuédoife qu'il commandait en Poméranie, et partit avec le baron Sparre, qui a été depuis ambaffadeur en Angleterre et en France, et avec un autre colonel. Il prend le nom d'un français nommé Haran, alors major au service de Suède, et qui eft mort depuis commandant de Dantzick. Il côtoie toute l'armée des ennemis, arrêté plufieurs fois et relâché fur un paffe-port obtenu au nom de Haran; il arrive enfin après bien des périls aux frontières de Turquie.

Quand il est arrivé en Moldavie, il renvoie à son armée le baron Sparre, entre dans Yaffi, capitale de la Moldavie, fe croyant en fureté dans un pays où le roi de Suède avait été fi refpecté; il était bien loin de foupçonner ce qui fe paffait alors.

On lui demande qui il eft: il fe dit major d'un régiment au service de Charles XII. On l'arrête à ce feul nom; il eft mené devant le hofpodar de Moldavie qui, fachant déjà par les gazettes que Staniflas s'était éclipfé de fon armée, concevait quelques

foupçons

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