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ottoman et des fultanes. Ce vifir avait été baltagi dans fa jeuneffe, et en avait toujours retenu le nom, felon la coutume des Turcs, qui prennent fans rougir le nom de leur première profeffion, ou celle de leur père, ou du lieu de leur naissance.

Dans le temps que Baltagi Mehemet était valet dans le férail, il fut affez heureux pour rendre quelques petits fervices au prince Achmet, alors prisonnier d'Etat fous l'empire de fon frère Mustapha on laiffe aux princes du fang ottoman, pour leurs plaifirs, quelques femmes d'un âge à ne plus avoir d'enfans, (et cet âge arrive de bonne heure en Turquie) mais affez belles encore pour plaire. Achmet, devenu fultan, donna une de fes efclaves, qu'il avait beaucoup aimée, en mariage à Baltagi Mehemet. Cette femme, par fes intrigues, fit fon mari grand vifir : une autre intrigue le déplaça; et une troifième le fit encore grand vifir.

Quand Baltagi Mehemet vint recevoir le bul de l'empire, il trouva le parti du roi de Suède dominant dans le férail. La fultane Validé, Ali Coumourgi, favori du grand feigneur, le kislar aga, chef des eunuques noirs, et l'aga des janiffaires, voulaient la guerre contre le czar : le fultan y était déterminé : le premier ordre qu'il donna au grand vifir fut d'aller combattre les Mofcovites avec deux cents mille hommes. Baltagi Mehemet n'avait jamais fait la guerre ; mais n'était point un imbécille, comme les Suédois mécontens de lui l'ont repréfenté. Il dit au grand feigneur, en recevant de fa main un fabre garni de pierreries: Ta hauteffe fait que j'ai été élevé à me fervir d'une hache pour fendre du bois, et non d'une épée pour

commander les armées; je tâcherai de te bien fervir; mais fi je ne réuffis pas; fouviens-toi que je t'ai fupplié de ne me le point imputer. Le fultan l'affura de fon amitié, et le vifir se prépara à obéir.

La première démarche de la Porte ottomane fut de mettre au château des fept tours l'ambassadeur mofcovite. La coutume des Turcs eft de commencer d'abord par faire arrêter les miniftres des princes auxquels ils déclarent la guerre. Obfervateurs de l'hospitalité en tout le refte, ils violent en cela le droit le plus facré des nations. Ils commettent cette injustice fous prétexte d'équité, s'imaginant, ou voulant faire croire, qu'ils n'entreprennent jamais que de juftes guerres, parce qu'elles font confacrées par l'approbation de leur muphti. Sur ce principe, ils fe croient armés pour châtier les violateurs de traités que fouvent ils rompent eux-mêmes, et croient punir les ambaffadeurs des rois leurs ennemis, comme complices des infidélités de leurs maîtres.

A cette raison se joint le mépris ridicule qu'ils affectent pour les princes chrétiens, et pour les ambaffadeurs, qu'ils ne regardent d'ordinaire que comme des confuls de marchands.

Le han des Tartares de Crimée, que nous nommons le kan, reçut ordre de fe tenir prêt avec quarante mille tartares. Ce prince gouverne le Nagaï, le Budziack, avec une partie de la Circaffie, et toute la Crimée, province connue dans l'antiquité fous le nom de Chersonèse taurique, où les Grecs portèrent leur commerce et leurs armes, et fondèrent de puiffantes villes, et où les Génois pénétrèrent depuis,

lorfqu'ils étaient les maîtres du commerce de l'Europe. On voit en ce pays des ruines des villes grecques, et quelques monumens des Génois, qui subsistent encore au milieu de la défolation et de la barbarie.

Le kan eft appelé par fes fujets empereur; mais avec ce grand titre, il n'en est pas moins l'efclave de la Porte. Le fang ottoman, dont les kans font defcendus, et le droit qu'ils prétendent à l'empire des Turcs, au défaut de la race du grand feigneur, rendent leur famille refpectable au fultan même, et leurs perfonnes redoutables. C'eft pourquoi le grand feigneur n'ofe détruire la race des kans tartares; mais il ne laiffe presque jamais vieillir ces princes fur le trône. Leur conduite eft toujours éclairée par les bachas voifins, leurs Etats entourés de janiffaires, leurs volontés traversées par les grands vifirs, leurs deffeins toujours fufpects. Si les Tartares fe plaignent du kan, la Porte le dépofe fur ce prétexte; s'il en eft trop aimé, c'est un plus grand crime dont il est plus tôt puni; ainfi presque tous paffent de la fouveraineté à l'exil, et finiffent leurs jours à Rhodes, qui eft d'ordinaire leur prison et leur tombeau.

Les Tartares, leurs fujets, font les peuples les plus brigands de la terre, et en même temps, ce qui femble inconcevable, les plus hofpitaliers. Ils vont à cinquante lieues de leur pays attaquer une caravane, détruire des villages; mais qu'un étranger, quel qu'il foit, paffe dans leur pays, non-feulement il eft reçu par-tout, logé et défrayé; mais, dans quelque lieu qu'il paffe, les habitans fe difputent l'honneur de l'avoir pour hôte; le maître de la maison, fa femme, fes filles le fervent à l'envi. Les Scythes

leurs ancêtres leur ont tranfmis ce respect inviolable pour l'hofpitalité, qu'ils ont confervé, parce que le peu d'étrangers qui voyagent chez eux, et le bas prix de toutes les denrées, ne leur rendent point cette vertu trop onéreuse.

Quand les Tartares vont à la guerre avec l'armée ottomane, ils font nourris ils font nourris par le grand feigneur le butin qu'ils font eft leur feule paye; auffi font-ils plus propres à piller qu'à combattre régulièrement.

Le kan, gagné par les préfens et par les intrigues du roi de Suède, obtint d'abord que le rendez-vous général des troupes ferait à Bender même, fous les yeux de Charles XII, afin de lui marquer mieux que c'était pour lui qu'on fefait la guerre.

Le nouveau vifir, Baltagi Mehemet, n'ayant pas les mêmes engagemens, ne voulait pas flatter à ce point un prince étranger. Il changea l'ordre, et ce fut à Andrinople que s'affembla cette grande armée. C'est toujours dans les vaftes et fertiles plaines d'Andrinople qu'est le rendez-vous pour des armées turques, quand ce peuple fait la guerre aux chrétiens : les troupes venues d'Asie et d'Afrique s'y repofent et s'y rafraîchiffent quelques femaines; mais le grand vifir, pour prévenir le czar, ne laiffa repofer l'armée que trois jours, et marcha vers le Danube, et de-là vers la Beffarabie.

Les troupes des Turcs ne font plus aujourd'hui fi formidables qu'autrefois, lorfqu'elles conquirent tant d'Etats dans l'Afie, dans l'Afrique et dans l'Europe alors la force du corps, la valeur et le

nombre des Turcs triomphaient d'ennemis moins robuftes qu'eux et plus mal disciplinés; mais aujourd'hui que les chrétiens entendent mieux l'art de la guerre, ils battent prefque toujours les Turcs en bataille rangée, même à forces inégales. Si l'empire ottoman a depuis peu fait quelques conquêtes, ce n'eft que fur la république de Venife, eftimée plus fage que guerrière, défendue par des étrangers, et mal fecourue par les princes chrétiens toujours divifés

entre eux.

Les janiffaires et les faphis attaquent en défordre, incapables d'écouter le commandement et de fe rallier: leur cavalerie, qui devrait être excellente, attendu la bonté et la légèreté de leurs chevaux, ne faurait foutenir le choc de la cavalerie allemande : l'infanterie ne favait point encore faire un ufage avantageux de la baïonnette au bout du fufil: de plus, les Turcs n'ont pas eu un grand général de terre parmi eux depuis Couprougli, qui conquit l'île de Candie. Un

esclave nourri dans l'oifiveté et dans le filence du férail, fait vifir par faveur, et général malgré lui, conduifait une armée levée à la hâte, fans expérience, fans difcipline, contre des troupes mofcovites aguerries par douze ans de guerre, et fières d'avoir vaincu les Suédois.

Le czar, felon toutes les apparences, devait vaincre Baltagi Mehemet; mais il fit la même faute avec les Turcs que le roi de Suède avait commife avec lui; il méprifa trop fon ennemi. Sur la nouvelle de l'armement des Turcs, il quitta Mofcou; et ayant ordonné qu'on changeât le fiége de Riga en blocus, il affembla fur les frontières de Pologne

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