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les hommes étaient près de mourir de foif. Un ruiffeau d'eau bourbeufe fut l'unique reffource qu'on trouva vers la nuit; on remplit des outres de cette eau, qui fauva la vie à la petite troupe du roi de Suède. Après cinq jours de marche il fe trouva fur le rivage du fleuve Hippanis, aujourd'hui nommé le Bogh par les barbares, qui ont défiguré jufqu'au nom de ces pays que des colonies grecques firent fleurir autrefois. Ce fleuve fe joint à quelques milles de-là au Borysthène, et tombe avec lui dans la mer Noire.

Au-delà du Bogh, du côté du midi, eft la petite ville d'Oczakou, frontière de l'empire des Turcs. Les habitans voyant venir à eux une troupe de gens de guerre, dont l'habillement et le langage leur étaient inconnus, refusèrent de les paffer à Oczakou, fans un ordre de Mehemet bacha, gouverneur de la ville. Le roi envoya un exprès à ce gouverneur, pour lui demander le passage; ce turc, incertain de ce qu'il devait faire dans un pays où une fauffe démarche coûte fouvent la vie, n'ofa rien prendre fur lui fans avoir auparavant la permiffion du ferafquier de fa province, qui réfide à Bender dans la Beffarabie. Pendant qu'on attendait cette permiffion, les Ruffes, qui avaient pris l'armée du roi prisonnière, avaient paffe le Boryfthène, et approchaient pour le prendre lui-même. Enfin le bacha d'Oczakou envoya dire au roi qu'il fournirait une petite barque pour fa perfonne et pour deux ou trois hommes de fa fuite. Dans cette extrémité, les Suédois prirent de force ce qu'ils ne pouvaient avoir de gré quelques uns allèrent à l'autre bord, dans une petite nacelle, fe faifir de Hift. de Charles XII.

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quelques bateaux, et les amenèrent à leur rivage: ce fut leur falut; car les patrons des barques turques, craignant de perdre une occafion de gagner beaucoup, vinrent en foule offrir leurs fervices. Précisément dans le même temps la réponse favorable du férasquier de Bender arrivait auffi, et le roi eut la douleur de voir cinq cents hommes de fa fuite faifis par les ennemis, dont il entendait les bravades infultantes. Le bacha d'Oczakou lui demanda, par un interprète, pardon de fes retardemens, qui étaient caufe de la prise de ces cinq cents hommes, et le fupplia de vouloir bien ne point s'en plaindre au grand seigneur. Charles le promit, non fans lui faire une réprimande, comme s'il eût parlé à un de fes fujets.

Le commandant de Bender, qui était en même temps férafquier, titre qui répond à celui de général, et bacha de la province, qui fignifie gouverneur et intendant, envoya en hâte un aga complimenter le roi, et lui offrir une tente magnifique, avec les provifions, le bagage, les chariots, les commodités, les officiers, toute la fuite néceffaire pour le conduire avec splendeur jusqu'à Bender; car tel eft l'ufage des Turcs, non-feulement de défrayer les ambassadeurs jusqu'au lieu de leur résidence, mais de fournir tout abondamment aux princes réfugiés chez eux pendant le temps de leur féjour.

Fin du quatrième Livre.

LIVRE CINQUIEM E.

ARGUMENT.

Etat de la Porte ottomane. Charles féjourne près de Bender. Ses occupations. Ses intrigues à la Porte. Ses deffeins. Augufte remonte fur fon trône. Le roi de Danemarck fait une defcente en Suède. Tous les autres Etats de Charles font attaqués, Le czar triomphe dans Mofcou. Affaire du Pruth. Hiftoire de la czarine, paysanne devenue impératrice.

ACHMET

CHMET III gouvernait alors l'empire de Turquie. Il avait été mis, en 1703, fur le trône, à la place de fon frère Mustapha, par une révolution femblable à celle qui avait donné en Angleterre la couronne de Jacques II à fon gendre Guillaume. Mustapha gouverné par fon muphti, que les Turcs abhorraient, fouleva contre lui tout l'empire. Son armée, avec laquelle il comptait punir les mécontens, fe joignit à eux, Il fut pris, dépofé en cérémomie, et fon frère tiré du férail pour devenir fultan, fans qu'il y eût prefque une goutte de fang répandue. Achmet renferma le sultan déposé dans le férail de Conftantinople, où il vécut encore quelques années, au grand étonnement de la Turquie, accoutumée à voir la mort de fes princes fuivre toujours leur détrônement.

Le nouveau fultan, pour toute récompenfe d'une couronne qu'il devait aux miniftres, aux généraux, aux officiers des janissaires, enfin à ceux qui avaient eu part à la révolution, les fit tous périr les uns après les autres, de peur qu'un jour ils n'en tentaffent une feconde. Par le facrifice de tant de braves gens il affaiblit les forces de l'empire; mais il affermit fon trône, du moins pour quelques années. Il s'appliqua depuis à amaffer des tréfors: c'eft le premier des ottomans qui ait ofé altérer un peu la monnaie, et établir de nouveaux impôts; mais il a été obligé de s'arrêter dans ces deux entreprises, de crainte d'un foulèvement; car la rapacité et la tyrannie du grand feigneur ne s'étendent prefque jamais que fur les officiers de l'empire qui, quels qu'ils foient, font efclaves domeftiques du fultan; mais le refte des musulmans vit dans une fécurité profonde, fans craindre ni pour leurs vies, ni pour leurs fortunes. ni pour leur liberté.

Tel était l'empereur des Turcs chez qui le roi de Suède vint chercher un afile. Il lui écrivit dès qu'il fut fur fes terres; fa lettre eft du 13 juillet 1709. Il en courut plufieurs copies différentes, qui toutes paffent aujourd'hui pour infidelles; mais de toutes celles que j'ai vues, il n'en eft aucune qui ne marquât de la hauteur, et qui ne fût plus conforme à fon courage qu'à fa fituation. Le fultan ne lui fit réponse que vers la fin de feptembre. La fierté de la Porte ottomane fit fentir à Charles XII la différence qu'elle mettait entre l'empereur turc et un roi d'une partie de la Scandinavie, chrétien, vaincu et fugitif. Au refte toutes ces lettres, que les rois écrivent très

rarement eux-mêmes, ne font que de vaines formalités qui ne font connaître ni le caractère des fouverains ni leurs affaires.

Charles XII, en Turquie, n'était en effet qu'un captif honorablement traité. Cependant il concevait le deffein d'armer l'empire ottoman contre fes ennemis. Il fe flattait de ramener la Pologne fous le joug, et de foumettre la Ruffie; il avait un envoyé à Conftantinople; mais celui qui le fervit le plus dans fes vaftes projets fut le comte Poniatowski, lequel alla à Conftantinople fans miffion, et fe rendit bientôt nécessaire au roi, agréable à la Porte, et enfin dangereux aux grands vifirs mêmes. (p)

Un de ceux qui secondèrent plus adroitement fes deffeins, fut le médecin Fonfeca, portugais, juif établi à Conftantinople, homme favant et délié, capable d'affaires et le feul philofophe peut-être de fa nation; fa profeffion lui procurait des entrées à la Porte ottomane, et fouvent la confiance des vifirs. Je l'ai fort connu à Paris; il m'a confirmé toutes les particularités que je vais raconter. Le comte Poniatowski m'a dit lui-même, et m'a écrit qu'il avait eu l'adresse de faire tenir des lettres à la fultane Validé, mère de l'empereur régnant, autrefois maltraitée par fon fils, mais qui commençait à prendre du crédit dans le férail. Une juive, qui approchait fouvent de cette princeffe, ne ceffait de lui raconter les exploits du roi de Suède, et la charmait par ses récits. La fultane, par une fecrète inclination, dont prefque toutes les

(p) C'eft de lui que je tiens non-feulement les remarques qui ont été imprimées, et dont le chapelain Norberg a fait usage, mais encore beau coup d'autres manuscrits concernant cette hiftoire.

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