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CHAPITRE VII

LE RÉALISME THOMISTE ET L'IDÉALISME KANTIEN.

1. LE PROBLÈME DE LA SCIENCE.

SOMMAIRE

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Comment reparaît l'opposition entre le réalisme thomiste et l'idéalisme. · L'idéalisme kantien. Division du chapitre.

A. Le réalisme thomiste et l'idéalisme kantien comme explications de la nécessité et de l'universalité des connaissances rationnelles. I. Équivalence tout d'abord des deux hypothèses à ce point de vue. [I. Difficulté inhérente au réalisme comment dégager l'universel et le nécessaire de la réalité limitée et contingente ? De quelle manière le réalisme thomiste résout cette difficulté. - Retour sur la distinction entre l'universel direct et l'universel réflexe ou entre l'abstraction (intuitive) et l'universalisation (discursive): dans le premier cas la pensée coincide avec les éléments essentiels de la réalité, considérés en euxmêmes et à part, qui forment la matière des concepts universels. — III. Rapport au problème des jugements synthétiques a priori. Nécessité de pousser plus avant la discussion, en établissant non plus seulement l'équivalence des deux hypotheses, mais la supériorité de l'une sur l'autre. IV. Exposé du formalisme kantien. L'aperception pure et la déduction transcendantale. V. Critique que l'on y postule une harmonie préétablie entre l'entendement et la sensibilité sans rien qui la garantisse, si bien qu'en dernière analyse l'accord des deux fonctions et, partant, l'universalité (ou resp. la nécessité) des lois rationnelles demeurent problématiques. VI. Critique du réalisme thomiste au même point de vue dans celui-ci, ce sont les conditions universelles et nécessaires des choses elles-mêmes que la pensée atteint dans les choses elles-mêmes, en sorte que l'objectivité de notre savoir y est aussi solidement fondée que possible.

B. Le réalisme thomiste et l'idéalisme kantien dans leur rapport direct à l'expérience. I. La doctrine de l'aperception pure et la nécessité de recourir à l'expérience pour la détermination des lois naturelles. — Impossibilité de concilier l'une avec l'autre. II. Comment le réalisme thomiste fournit l'interprétation toute simple de ce fait. III. Autre forme de la même argumentation.

IV. Différence entre celle-ci et l'argumentation précédente. paragraphe suivant.

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C. Le réalisme thomiste et l'idéalisme kantien au point de vue de la cohérence interne. - I. Difficulté que soulève l'idéalisme kantien les catégories appliquécs malgré tout à l'ordre des noumènes. II. Instance: la distinction du phénomène et du noumène est présupposée par le système lui-même. - Réponse : cela n'empêche pas que le système aboutisse finalement à soustraire le noumène aux catégories. III. Nouvelle instance: distinction entre connaissance et pensée; légitimité de l'application des catégories aux noumènes dans le second cas, c'est-à-dire comme limite idéale des phénomènes. Réponse : on n'échapperait à une contradiction que pour retomber dans une autre. Au surplus, la valeur purement immanente des catégories n'est jamais mieux établie que par là. IV. Cohérence rigoureuse du réalisme thomiste à cet égard. Résumé et conclusion. Triple supériorité du réalisme thomiste.

C'est donc seulement dans l'absolu que la théorie de saint Thomas place l'identité de la pensée et de la réalité : dans le monde du fini et du créé, elle les sépare, ou plutôt elle n'admet que leur accord ou harmonie, et elle l'explique précisément par leur identité dans l'Absolu. Idéalisme, pourrait-on dire, s'il s'agit du transcendant, réalisme s'il s'agit de l'immanent, et l'un fondant l'autre. Ainsi la doctrine thomiste réconcilie-t-elle les deux grandes conceptions qui départagent en somme tous les systèmes ; plus exactement, ainsi réunit-elle ce qui fait le fond solide de l'une et de l'autre. Mais si on le prend à la façon de Kant, si c'est notre pensée finie elle-même dont on fait dépendre les choses, tout au moins quant à leur élément de nécessité et d'universalité ou quant à leur forme, il est trop clair que l'opposition reparaît dans toute sa rigueur : entendu de cette sorte, l'idéalisme n'a plus rien de commun avec le réalisme thomiste, aux yeux duquel cette forme est dégagée des choses mêmes par l'activité propre de la pensée. C'est tout le problème de la raison théorique ou spéculative et, en ce sens même, de la science 1, qui reçoit

1. Par opposition à croyance, bien entendu, et non pas à métaphysique- Wissen, et non pas Wissenschaft.

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ainsi deux solutions nettement divergentes. Et c'est aussi, entre ces deux solutions, une alternative rigoureuse, que leur examen comparé pourra seul trancher au profit de l'une ou de l'autre.

Cet examen peut se poursuivre à trois points de vue différents, soit que l'on considère directement dans les deux théories en présence l'explication qu'elles fournissent de l'universalité et de la nécessité propres à la connaissance rationnelle ou scientifique, soit que l'on se préoccupe de leur rapport à l'expérience, soit que l'on en mesure enfin le degré de cohérence interne.

A. - Le réalisme thomiste et l'idéalisme kantien comme explications de l'universalité et de la nécessité des connaissances rationnelles.

I

Que l'hypothèse réaliste de saint Thomas soit tout aussi plausible à ce premier point de vue que l'hypothèse aprioriste pure de Kant, c'est ce qu'il ne serait pas trop malaisé d'établir. Sans doute, à considérer les principes de la raison comme des lois fonctionnelles de la pensée dont ils règlent du dedans l'exercice, on ne saurait s'étonner, au moins de prime abord', qu'aucune exception n'y soit jamais constatée ou, ce qui revient au même, que ces principes nous apparaissent avec un caractère de rigueur absolue. Mais si, dans les concrets singuliers que lui fournit la sensation, l'intelligence pénètre par sa vertu propre jusqu'à l'essence universelle qu'ils réalisent uniformément; si elle en découvre par là même les conditions nécessaires et universelles; si, par exemple, des causes et

1. Cf. infra, v, p. 166 sq.

des effets empiriques, elle extrait la notion rationnelle de la cause et de l'effet en soi1, ainsi que le rapport d'absolue dépendance qui rattache objectivement l'un à l'autre ; s'il en est ainsi, la nécessité et l'universalité des principes supérieurs de la connaissance ne se conçoivent-elles pas également bien ? Synthèse primitive primitive ou analyse primitive, forme de l'esprit imposée à l'objet ou forme de l'objet reçue et comme redoublée idéalement dans l'esprit, en ce sens c'est tout un d'une manière comme de l'autre, l'esprit la retrouvera invariablement dans l'objet.

Et c'est, dans le fond, ce que disait récemment l'un des philosophes qui font le plus d'honneur aujourd'hui à la pensée française. Non pas qu'il ne reste entre sa position et la nôtre de notables différences; en particulier, et si nous osons en exprimer notre avis, cet auteur n'insiste pas assez sur le rôle de l'activité abstractrice de l'esprit, si tant est même qu'il y insiste en quelque façon; son procédé est beaucoup plus négatif que positif, il montre bien que la nécessité et l'universalité ne requièrent pas l'a priori (au sens kantien), il ne montre pas aussi bien comment elles peuvent, sans préjudice des droits inaliénables de la pensée rationnelle, se tirer malgré tout de l'expérience; et peut-être revient-il par là trop en arrière du côté de l'empirisme. Mais le rapprochement n'en est pas moins fondé, et nous avons tenu à le signaler:

1. Il ne faudrait pas se faire un épouvantail de ces formules. On est parfois tenté de croire qu'elles désignent je ne sais quelle opération mystérieuse et presque mystique même, tout à fait contraire aux tendances positives de notre psychologie moderne. C'est prendre peur un peu vite. J'expérimente, par exemple, ma causalité personnelle, j'ai conscience de faire apparaitre telle réalité déterminée, soit cette modification qui s'appelle mon effort volontaire - jusque là je n'ai affaire qu'à une cause concrète. Mais vient un moment où mon intelligence comprend ce que c'est que d'être une cause, à savoir de contribuer à faire apparaître de la sorte quelque réalité, ce qu'il faut, si l'on aime mieux, pour qu'il y ait une cause, à savoir contribuer de la sorte à faire apparaitre quelque réalité. On ne voit pas qu'il y ait là la moindre trace de mysticité ou d'illuminisme.

n'est-ce pas une preuve de plus qu'il valait la peine, même aujourd'hui, de rappeler l'attention sur la vieille doctrine dont s'inspire le présent travail ?

« La nécessité, lisons-nous dans Le mouvement idéaliste et la réaction contre la science positive, n'a pas sa seule explication dans quelque chose de supérieur à l'expérience et à la totalité du contenu de l'expérience (par où l'on entend ici, par où du moins l'on ne peut entendre que des connaissances proprement dites ou des éléments de la connaissance, et non pas le simple pouvoir d'abstraire de l'expérience les données qu'elle implique, mais qui lui échappent en tant que telle). Ce contenu, en effet, tel qu'il est donné à l'individu et à l'espèce, renferme des éléments que l'analyse peut découvrir et subordonner l'un à l'autre (l'analyse, etc., voilà sur quoi il eût fallu insister, préciser et expliquer dans le sens qui vient d'être indiqué). Or, s'il existe dans la réalité et, du même coup dans l'expérience des éléments inséparables l'un de l'autre, ils s'imposeront partout et toujours ils se retrouveront au fond de toute expérience (oui, mais encore faudra-t-il que l'esprit ait le pouvoir de les y retrouver par une vue plus aiguë et plus intense qui pénètre jusqu'à ce qui, dans le contenu de l'expérience, échappe à l'expérience elle-même). La nécessité dépendra, en ce cas, des éléments mêmes contenus de fait (c'est-à-dire, objectivement, en réalité) dans l'expérience en général, dans la conscience en général, telle qu'elle s'apparaît à elle-même par l'analyse (entendez, pour rejoindre tout à fait notre thèse, l'abstraction intellectuelle, saisissant dans l'expérience ses conditions universelles et nécessaires). Ce seront donc encore des éléments radicaux de l'expérience, quoique non particuliers et accidentels (disons mieux: des éléments de la réalité expérimentée, quoique non saisis avec la particularité et la contingence sous lesquelles l'expérience les présente, mais dans leur pure et idéale notion), mais ce ne seront point nécessairement pour cela des

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