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parties éparses et lointaines d'un vaste sujet, il en marque les points lumineux; il les parcourt ensuite d'un vol d'aigle, et ne se pose que sur les hauteurs. Ne développant que les vérités fécondes, il fait penser ce qu'il laisse à dire, et il abrège tout, parce qu'il voit tout (1). C'est ainsi que nous arrachant à nos siècles modernes, à nos idées de politique, de guerre et de civilisation, il met sous nos regards l'action de Rome sur l'unila réaction de l'univers sur Rome. Tout cet édifice de grandeur ne lui impose jamais : il a creusé autour de ses fondemens. Les accidens particuliers se montrent soumis à des causes générales. L'honneur de la conquête du monde est ôté à la fortune. Les Institutions de Rome lui soumettent l'univers. Cependant l'étendue de ses vues politiques ramène l'historien, ou plutôt le juge des Romains, à l'histoire des tems modernes. Alors dans la cause de Rome semblent intervenir toutes les Nations. Les siècles se rapprochent des siècles: les Empires se placent en présence des Empires: il leur assigne leur rang dans la mémoire des hommes; et, les dépouillant

(1) Éloge ou plutôt Portrait de Tacite, par Montesquieu lui-même. Esprit des Lois,

tour-à-tour de la splendeur des succès ou des nuages du malheur, il les montre de près, et sans voile à la Postérité.

Il avait jugé les Empires, il va leur donner des Lois. Trop souvent les Publicistes, abusés par ces Fictions des Sciences qu'on appelle des systêmes, en traçant le modèle idéal des législations possibles, avaient laissé sans boussole les législations positives. La véritable Science politique attendait encore un homme qui, rassemblant sous ses yeux toutes les Institutions élevées dans les divers Ages du Monde, et retrouvant ainsi parmi les ruines des Siècles et des Empires, les fondemens légitimes de tout pacte social, posât d'une main ferme et hardie, sur ces basés éternelles, l'édifice des Gouvernemens. Cet homme s'est rencontré. Dans la nature des Gouvernemens il a découvert leurs principes, et de ces principes comme de leur source, il a vu découler toutes les Lois: il en a fait l'application aux besoins moraux ou physiques des peuples, et il les a partagées entre les Nations comme leur commun héritage.

Un cri d'admiration s'est élevé dans l'Europe entière. L'impulsion donnée aux esprits par Montesquieu s'est fait sentir à la fois dans les méditations philosophiques, dans les harangues parlementaires, dans les Actes ministériels, dans les Décrets des Princes et des Républiques. Les Nations étrangères étonnées de ne pas voir dans les Conseils de son Roi, et parmi les hommes d'État de sa patrie, celui qui répandait la lumière sur tous les Gouvernemens, se sont empressées de l'adopter par une reconnaissance patriotique : elles lui ont rendu des honneurs publics. Et le monument de l'Esprit des Lois fixant les regards de tous les Peuples, soit dans ce calme de mort qu'amène un long despotisme, soit durant ces vives tempêtes que soufflent l'anarchie et les séditions, est resté comme un phare élevé sur l'océan des opinions humaines.

Si vous voulez apprécier Montesquieu comme Publiciste, souvenez-vous que de grands Politiques sont parvenus à l'immortalité pour avoir traité des fragmens de son Ouvrage. Parcourez toutes les Législations actuelles sur lesquelles il a influé des bords

du Tage à la mer Caspienne. Jetez les yeux sur le nouveau Code dont la sagesse régit les Français. Voyez comme en développant la pensée des Législateurs qui n'étaient plus, il a fécondé la pensée des Législateurs qui devaient naître. Voyez tous ces nobles principes dont aucun n'est étranger à aucune forme de Gouvernement, proclamés dans l'Esprit des Lois, adoptés par l'Univers, et dont l'empire, consacré désormais, ne pourrait s'anéantir que par le retour de la barbarie, que ces principes eux-mêmes suffiraient pour prévenir; et pénétrés alors d'une reconnaissance respectueuse, ne vous écrierezvous pas avec Voltaire: Le genre humain avait perdu ses titres; Montesquieu les retrouva, et les lui rendit!

Si vous voulez apprécier Montesquieu comme Écrivain, songez que trois grandes compositions illustrèrent son génie, et que ce furent trois créations, trois chefs-d'oeuvres qui n'avaient entre eux d'autre point de ressemblance qu'une exécution supérieure. On l'accusa d'être obscur, parce que sa pensée s'enfonce quelquefois si avant dans le sujet qu'elle y demeure cachée, mais seulement

pour les esprits qui n'ont pas la force de l'y suivre. Son style, nerveux et rapide, précipite les impressions; il réveille dans un

scul trait, une succession d'idées; ou dans une image vive et inattendue, il présente tout le résultat d'une méditation lente et profonde. C'est ainsi que ce grand Homme sait donner à notre Langue ce qu'on lui disputait le plus, la précision qui s'allie à une profondeur vaste, la variété pittoresque et l'originalité des tours qui reproduisent le caractère et le mouvement des idées. En appliquant, le premier parmi nous, le grand Art d'écrire à la Politique et à la Législation, il nous enrichit à la fois d'un nouveau genre de compositions littéraires et d'un nouveau genre de style. Mais l'influence de l'Écrivain, sans être moins générale que celle du Publiciste, a été cependant et devait être moins sensible. La même force de génie qui lui soumit tant de disciples, lui rendait bien difficile de former d'heureux imitateurs.

Cet éloquent Génevois qui fit, à quarante

dans la république des Lettres une incursion soudaine et hostile, y trouva dès-lors établie l'autorité de Montesquieu; mais il

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