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génies; comme La Fontaine lui-même, La Bruyère eut des successeurs, et ne fut pas remplacé dans le sein de l'Académie; comme La Fontaine lui-même, il a fait des imitateurs sans nombre, et n'a pas été remplacé dans notre littérature. Traitant des genres divers, mais qui se ressemblent, puisque l'un et l'autre exigent sur toutes choses le talent de bien peindre et de bien définir, tous deux ont ouvert la carrière et paraissent l'avoir fermée hors de parallèle tous deux, leur commune destinée semblerait nous avertir que la parfaite union des ressources de l'esprit les plus variées et les plus fécondes avec tout ce que l'art d'écrire eut jamais de plus industrieux, moins séduisante peutêtre, et sur tout moins admirée, n'est cependant pas moins rare, moins difficile à égaler, que les heureuses inspirations du plus aimable génie.

NOTES

ET

DISSERTATIONS.

Page 205. Sut-on jamais varier et assortir avec plus d'art à des sujets si divers, le ton de son éloquence?

Quoi! dira-t-on, peut-il y avoir d'éloquence dans la peinture satirique et même un peu bouffonne, de ce Diphyle, de sa volière,et de ses serins de Canarie? Oui, sans doute il peut y en avoir ; et La Bruyère n'en a peut-être pas mis davantage dans ses plus vives apostrophes contre le prince d'Orange.

Je sais qu'on a prétendu refuser ce grand mérite de l'éloquence à l'auteur des Caractères, qui, disait-on en croyant justifier une assertion si étrange, n'a composé que des fragmens: mais je n'ignore pas non plus qu'on s'est obstiné long-tems à méconnaître la sublime poésie de quelques chefs-d'œuvres de La Fontaine, qui, disait-on avec la même logique, n'a versifié que des fables. Il est des hommes qui toute leur vie sont d'assez bons écoliers de rhétorique. Ils conservent ces braves gens-là dans les oracles de Le Batteux une foi aveugle et robuste ; et ils meurent bien convaincus qu'il n'y a

point de salut en éloquence sans les doctes divisions, les trois points, et les sages transitions de collège, où l'art se montre si artificiel, et où l'adresse est si évidemment de l'adresse. Tirez-les de là, plus d'adresse, plus d'ordre, plus d'éloquence pour eux. Mais il n'en est pas moins certain que l'éloquence peut se trouver dans les entretiens et dans tout genre d'écrire, comme l'observe La Bruyère lui-même, en se plaignant aussi que les pédans n'admettent l'éloquence que dans le discours oratoire, et ne la distinguent pas de l'entassement des figures, de l'usage des grands mots, et de la rondeur des périodes (a):.... tandis que le peuple appelle éloquence, la facilité que quelques-uns ont de parler seuls et long-tems, jointe à l'emportement du geste, à l'éclat de la voix, et à la force des poumons. (b) Il définit ensuite l'éloquence un don de l'âme, qui nous rend maîtres du cœur et de l'esprit des autres, qui fait que nous leur inspirons ou que nous leur persuadons tout ce qui nous plaît (c)..... L'éloquence, ajoute-il, est rarement où on la cherche, et elle est quelquefois où on ne la cherche point (d).

Ne confondons point l'éloquence et l'art oratoire. Etre orateur n'est point nécessaire pour se montrer écri

(a) La Bruyère, ch. I, des Ouvrages de l'Esprit,

(b) Ibidem.

(e) Ibidem. Je préfère, je l'avoue, à cette définition, celle d'un Ecrivain anglais, qui exprime au fond la même pensée, mais avec plus d'énergie: L'éloquence, dit-il, est l'art de commander par la persuasion.

(d) Ibidem.

vain éloquent; être éloquent ne suffit pas pour se montrer orateur habile. Le véritable orateur est celui qui, sans jamais laisser languir le fleuve de l'oraison (a), le répand avec une abondance naturelle sur tout l'ensemble d'un même sujet, tantôt le fait couler lentement et à vagues épandues (b), tantôt se gonfler, bondir, se précipiter avec le bruit et l'impétuosité de l'orage : c'est celui qui, disposant avec art les sommités d'un vaste plan, ouvre dès l'exposition une immense perspective, anime et sans cesse varie l'action du drame oratoire par les divers intérêts de passion, de curiosité ou d'admiration, les dirige tous constamment vers un intérêt unique qu'ils viennent de toutes parts grossir et, par un heu、reux denouement, réveille dans une seule, vive et durable impression, toutes les émotions successives qu'il avait fait naître et comme amassées dans l'âme ou dans l'esprit de ses auditeurs. Voilà l'orateur; voilà Bossuet lorsqu'il célèbre les puissances de la terre entre le cercueil et l'autel, entre la grandeur qui finit et l'immortalité qui commence.

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Tel n'est point, tel ne pouvait pas être, le satirique moraliste qui fait jouer aux ridicules des hommes de courtes scènes détachées, sans liaison et sans but apparent. J'ai souvent trouvé dans son livre les membres épars de la composition oratoire; et je me suis permis alors de lui donner un moment le titre d'orateur. Mais après l'avoir défini ce titre, que peu d'écrivains entre les

(a) Flumen Orationis. CICERON.

(b) Malherbe.

plus éloquens méritent, je ne l'accorderai pas à La Bruyère. Il me semble même que le caractère de son talent

vaux,

comme la direction donnée à ses études et à ses tradevaient le rendre plus habile à tracer des tableaux épars qu'à suivre constamment la chaîne d'une longue suité d'idées et d'émotions. Ilne paraît avoir que successivement les diverses qualités de l'âme et de l'esprit dont toute composition vraiment oratoire exige la réunion ét la simultanéité. Son discours de réception à l'académie française offre tous les genres d'esprit,excepté peutêtre celui qui fait valoir tous les autres en leur assignant avec adresse leur placé dans le discours; il offre tous les genres de chaleur et de vivacité de style, excepté celles qui produisent le mouvement et la progression oratoires.

Page 285.... Qu'il faudrait, pour n'être que juste, le placer dans le si petit nombre des parfaits modèles de l'art d'écrire, s'il montrait toujours autant de goût qu'il prodigue d'esprit et de talent.

L'on s'étonnera peut-être de m'entendre avouer des fautes de goût dans un écrivain que je viens de peindre comme sans cesse dirigé par un art fin, délicat, judicieux et profond. C'est que l'art et le goût sont encore de ces choses qu'on se permet souvent de confondre, et qu'il faut distinguer toujours. L'un nous enseigne comment, par des combinaisons savantes, on peut constamment écrire avec effet, n'être ni languissant, ni trivial, ni fade : l'autre nous avertit, comme par instinct, et quelquefois à notre insu, de ne jamais blesser

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