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à une bonne table où ils ne soient point (1).

Voilà comment l'habile moraliste fait, en quelque sorte, le signalement de tout ce monde qui nous environne. Il me semble quelquefois que la méditation de son livre m'a donné de l'expérience. Si je me laisse moins surprendre à ces dehors qui nous trompent parce qu'ils commencent par nous flatter; si je me trouve armé d'avance contre cette honnêteté impérieuse qui fait servir la politesse aux prétentions de la vanité, ou si je prends sur le fait, ce désintéressement avare qui sait tourner les calculs de la générosité au profit de la fortune; c'est que j'ai pris des leçons de La Bruyère, c'est qu'en m'instruisant si bien à observer les visages il m'a fait sentir le besoin de ne plus m'arrêter aux masques, et, comme il dit lui-même avec tant de bonheur, d'enfoncer les caraçtères pour savoir à quelle profondeur on rencontre le tuf. Très-utile par ses peintures, plus utile par ses réflexions, lorsqu'il les

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(1) Chap. XI, De l'Homme.

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offre à notre esprit il a d'avance préparé notre ame aux impressions qu'elle en doit recevoir; et il lui suggère ainsi les maximes de conduite dont elle peut en secret se faire l'application. Considérée sous ce point de vue, la morale de La Bruyère fait moins d'honneur encore ce me semble, à la supériorité de sa raison qu'à la droiture de son cœur, dont les premières impressions paraissent toujours nobles et vertueuses. Observées avec attention, rapprochées avec justesse, elles pourraient nous faire connaître en grande partie du moins,ce que nous cache le silence de l'histoire littéraire sur les mœurs et la personne de cet illustre écrivain.

TROISIÈME PARTIE.

La vie privée d'un auteur, lorsqu'elle n'est pour rien dans sa gloire, offre généralement peu d'attrait à ses lecteurs. Mais si cet auteur est un satirique, un moraliste sévère, sa personne nous inspire un intérêt de curiosité dont il est peu difficile de pénétrer le motif: soit malignité, soit prudence, on cherche alors volontiers à découvrir dans

les mœurs la cause de la morale, ou, ce qui n'est pas toujours impossible, à trouver dans la morale la condamnation des mœurs. On se plaît à juger celui qui s'est constitué juge des autres; et il n'est peut-être personne qui, relisant La Bruyère, ne se soit demandé quelquefois : Le peintre des Caractères n'a-t-il jamais fait le sien?

Mais en supposant qu'il l'ait fait, à quels signes le reconnaître ? Que raconte la tradition des événemens de sa vie ? le lieu de sa naissance et l'année de sa mort: qu'estil resté de lui ? un livre où, comme le poète comique, il se plaît à revêtir, avec une fidélité pareille, les caractères les plus divers. Ainsi la forme même du livre paraît écarter l'examen qu'on voudrait faire de l'auteur.

J'ose le dire cependant, c'est ce qui le rend simple et facile. Quand j'ai lu un de ses chapitres, c'est une heure que j'ai passée avec lui chez AEmile (1) ou chez Irène (2). Il

(1) Le Grand Condé.

(2) Madame de Montespan.

me transporte sur la scène du monde, et il s'y place lui-même au milieu de ses personnages; je le trouve toujours entre eux et moi. Les objets qui m'environnent sont ceux mêmes qui tour-à-tour viennent attirer son attention et dès-lors, en me transmettant les impressions qu'il en recoit, il me fait aisément juger des dispositions qu'il y apporte.

Mais il n'est pas vrai que l'histoire et la tradition littéraires, qui ne nous ont rien appris des événemens de sa vie, aient gardé le même silence sur son caractère moral. Si leur témoignage borné, mais sûr, ne peut suppléer à nos recherches, il peut les éclairer du moins, et les rendre plus positives. Cette tradition récente encore, ou plutôt des témoins oculaires, ont dépeint notre moraliste à l'historien de l'Académie, << comme >> un philosophe qui ne cherchait qu'à » vivre tranquillement avec des amis et des » livres ; fesant un bon choix des uns et » des autres; ne cherchant ni ne fuyant le

plaisir; toujours disposé à une joie mo» deste, et ingénieux à la faire naître, poli

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» dans ses manières et sage dans ses dis» cours; craignant toute sorte d'ambition » même celle de montrer de l'esprit (1) » Ce portrait si simple et si aimable, est-ce celui de La Bruyère, est-ce celui du philosophe dont il nous fait la peinture au sixième chapitre de ses Caractères? La ressemblance est frappante; on ne saurait s'y tromper. Ce rapprochement est curieux : il en résulte évidemment que le philosophe des Caractères est La Bruyère lui-même, et qu'il s'est montré dans son livre aux regards de la postérité, tel qu'il était ou paraissait être aux yeux de ses contemporains.

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Entrez chez ce philosophe ; « vous le trou» verez sur les livres de Platon, qui traitent » de la spiritualité de l'ame.. ou la plume à la main pour calculer les distances » de Saturne et de Jupiter..... Vous lui » apportez quelque chose de plus précieux » que l'argent et l'or si c'est une occasion » de vous obliger..... Le manieur d'argent,

(1) Histoire de l'Académie, par l'abbé d'Olivet, t. II, p. 232. Paris, 1730.

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