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sultats de ses méditations, et remonter aux principes d'une haute philosophie. Toutefois entraîné par l'instinct, ou plutôt par la connaissance réfléchie de ce beau talent de peindre qui ne l'abandonne jamais, on le voit presque toujours revêtir d'une image particulière ses observations les plus générales; ses opinions philosophiques les présenter en tableau; et ce qui serait pour un autre le sujet d'une dissertation, le renferner dans une peinture.

Supposons qu'un philosophe vulgaire s'impose la tâche de nous prouver que le sort des habitans des campagnes est trop souvent malheureux, et que nous sommes loin de compâtir assez aux travaux pénibles, aux misères de cette classe de la société, qui donne son lait à nos enfans et ses bras à la patrie. Il va commencer, cela est sûr, par opposer avec complaisance les rustiques vertus du peuple à nos vices déguisés sous un vernis de politesse; sa raison grossière mais droite, à notre esprit cultivé mais faux ; et à la mollesse de notre luxe ses laborieuses privations. Il finira par établir que chaque homme a droit de prétendre à une égale

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portion de bonheur: et plaise à Dieu qu'il soit assez modeste pour faire grace à ses lecteurs d'une excursion préliminaire dans les forêts où nos ancêtres vivaient, avant le déluge, au sein de l'égalité naturelle ! La Bruyère fait moins de frais; il veut moins prouver, et sait mieux convaincre. Je vais le citer, et je ne m'en excuse pas. C'est ici la seule manière de le louer dignement.

Il nous transporte sous un ciel ardent, sur une terre arrosée de sueur; et il nous fait voir: » Certains animaux farouches, » des mâles et des femelles, répandus par » la campagne, noirs, livides et tout brûlés » du soleil, attachés à la terre qu'ils fouillent >> et qu'ils remuent avec une opiniâtreté in» vincible. Ils ont, dit-il, comme une voix. » articulée, et quand ils se lèvent sur leurs pieds, ils montrent une face humaine; et » en effet ils sont des hommes. Ils se retirent » la nuit dans des tanières où ils vivent de

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pain noir, d'eau et de racines. Ils épargnent » aux autres hommes la peine de semer, de » labourer et de recueillir pour vivre; et

» méritent ainsi de ne pas manquer de ce pain qu'ils ont semé (1).

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Quelle leçon, grand Dieu! quelle peinture! Malheur à qui ne trouve pas cela déchirant! Comme, dès le premier trait, ce tableau vient frapper et agiter l'imagination pour saisir ensuite et serrer le cœur! Quel soudain éclat d'une affreuse lumière que ces mnots ainsi préparés : quand ils se lèvent sur leurs pieds, ils montrent une face humaine! Et combien, effrayée d'abord par l'aspect de ces malheureux, à qui le destin n'a laissé que la voix et le front de l'homme, touchée enfin par l'image de leurs opiniâtres travaux dont nous recueillons les fruits dans une oisive indolence, combien, dis-je, toute ame qui sait encore sentir, écoute avec attendrissement et s'empresse de redire ces paroles qu'une émotion vraie a fait si simples, et qu'une situation forte rend sublines: ils méritent ainsi de ne pas manquer de ce pain qu'ils ont semé !.... O véritable philosophie! beautés naturelles et ravissantes! quels dé

(1) Chap. XI, De l'Homme.

veloppemens

veloppemens oratoires pourraient égaler de pareils traits? Il ne faut pas se flatter de trouver souvent, même dans La Bruyère, cette éloquence pénétrante et cette vigueur de pinceau; mais cette philosophie douce et humaine, on l'y trouvera toujours.

Toujours, disais-je ! Non, La Bruyère, s'il m'écoutait aujourd'hui, sentirait luimême que cet éloge a besoin d'une restriction. Il effacerait de son livre des lignes que l'expérience accuse, et que réprouve l'humanité. Comment la plume d'un philosophe cette plume consacrée à la Morale, à la Religion sainte, à la Vertu, a-t-elle tracé l'apologie de la persécution et de l'intolérance? Me bornerai-je à plaindre La Bruyère? Oserai-je l'excuser? Si je ne l'excuse pas, il me faut aussi condamner les plus grands Hommes de son siècle, les Racines, les Bossuets, et l'Académie.... Oui sans doute, l'Académie elle-même. Je n'oublie point que je parle dans son sein: mais c'est en disant la vérité que je serai digne de m'y faire entendre. Oui, l'Académie elle-même avait proposé l'éloge de cet

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Édit de proscription (1) que l'on appela longtems l'extinction de l'hérésie, quoique l'hé résie existe encore; et ce fut le sage Fontenelle qui eut le malheur de mériter le prix. Pardonnons une erreur qui put séduire tant de bons esprits et de cœurs généreux. Pardonnons aussi à leur Roi, que de si nobles complices doivent sinon justifier, du moins absoudre peut-être. Et comment la vérité, toujours tremblante devant le pouvoir, se serait-elle offerte à ses yeux lorsqu'elle échappait encore aux regards de la raison et du génie? Un des grands Écrivains de ce siècle, préservé de la contagion, moins par la supériorité de són esprit, quoiqu'il l'eût sublime, que par la bonté de son ame, qui fut plus sublime encore, un seul osa faire entendre les plaintes de l'humanité souffrante et outragée; un seul, dis-je, et c'est sans doute assez nommer Fénelon. Que l'équitable postérité couronne de fleurs ses images; mais qu'elle n'oublie jamais combien étaient necessaires à notre aveugle patrie ces écrits où, dans l'âge suivant, ont été développés les prin

(1) La révocation de l'édit de Nantes. Ce sujet fut proposé pour le concours de poésie.

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