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ral, mais les hommes, tels qu'ils se montrent parmi nous au sein de ces réunions que les Grecs ne connaissaient pas, dans ces cercles frivoles en apparence, et qui cependant, à la ville comine à la cour, sont le théâtre de nos prétentions, et souvent de nos intrigues les plus sérieuses. Né Français, il avait vu les défauts et les travers de l'espèce humaine modifiés en cent façons diverses par la diversité des rangs et des conditions, que les Grecs, même sous leurs rois, ne connurent pas davantage. Or, dès-là qu'il voulait écrire le résultat de ses observations, il lui fallait bien renoncer à leurs idées de perfection absolue et d'héroïsme, pour s'attacher à ces peintures ou affreuses ou ridicules, qui lui paraissent, avec raison, plus propres à nous corriger.

Je ne prétends pas dire toutefois que La Bruyère se soit borné à ces peintures morales qui, parmi beaucoup de caractères vicieux et méprisables, en offrent cependant plusieurs d'aimables et de vertueux. Il s'élève quelquefois aux méditations plus hardies de cette philosophie générale qui ne renferme pas la règle de nos devoirs dans des exemples à fuir ou

des modèles à suivre, mais la fait découler immédiatement de la nature même de l'homme, ou des rapports qui lient entre eux les hommes réunis en corps social. Il est même très-remarquable que sur plusieurs points importans le moraliste du dix-septième siècle a devancé les philosophes les plus célèbres du dix-huitième, et notamment, (l'on va s'étonner peut-être), cet éloquent Génevois qui s'est attiré tant d'éloge et de blâme par la nouveauté de ses opinions.

Négligeons de rapprocher, si l'on veut, les préceptes d'éducation que nous propose La Bruyère dans son chapitre sur l'homme, de ces mêmes préceptes développés dans les premiers livres d'Émile. Ne nous arrêtons qu'à ces principes si féconds en résultats, et dont un seul peut former la base d'un système de philosophie morale. Si Rousseau établit le sien sur cette opinion fondamentale que, dans notre ordre social, le choc des amours propres et des intérêts fait naître parmi les hommes une rivalité dangereuse, et les rend tous à la fois héritiers

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présomptifs et ennemis nés les uns des autres ;

La Bruyère l'avait dit avant lui (1): s'il conclut après Montagne, et Boileau qui l'a mis en beaux vers, que l'homme garotté par nos institutions, et progressivement altéré par des causes étrangères, n'est point ce qu'il paraît être, ou n'ose point être ce qu'il est (2); La Bruyère l'avait dit avant lui (3) : et s'il ordonne enfin toute l'éducation de son élève

(1) « Tous les hommes, par les postes différens, par » les titres et par les successions, se regardent comme » héritiers les uns des autres, et cultivent par cet inté» rêt, pendant toute leur vie, un desir secret et enve

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loppé de la mort d'autrui ». (La Bruyère, chap. VI, Des Biens de fortune.)

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(2)

Rarement un esprit ose être ce qu'il est, etc.
Boileau, Épitre sur le Vrai.

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(3) Dans son chap. XI, Sur l'Homme, « Tout est . » étranger, y est-il dit, dans l'humeur, les mœurs et » les manières de la plupart des hommes...... Tel homme au fond et en lui-même ne se peut définir, » trop de choses qui sont hors de lui le changent, » l'altèrent, le bouleversent; il n'est point précisé» ment ce qu'il est ou ce qu'il paraît être »: Réflexion éminemment juste, et qui, pour le dire en passant, devait encore engager le moraliste à choisir, dans l'exposition de ses principes de philosophie, la forme qu'il leur a donnée,

imaginaire d'après la maxime stoïque : « Il

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n'y a pour l'homme qu'un vrai malheur qui » est de se trouver en faute, et d'avoir quelque » chose à se reprocher »; cette maxime est de La Bruyère (1); Rousseau en la développant n'a presque fait qu'ajouter cette explication nécessaire tout le reste est hors de nous.

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Ailleurs, ce n'est plus Rousseau, c'est Montesquieu que La Bruyère devance. Le pouvoir que ce grand publiciste attribue sur le caractère et les habitudes morales des nations à l'influence du climat, le moraliste l'accorde à l'influence des lieux sur l'esprit, sur les passions, le goût et les sentimens de l'homme (2). Ailleurs enfin, c'est encore La Bruyère qui paraît léguer à Thomas ces idées philantropiques, dont le développement a rempli ses plus éloquentes pages; et qu'il annonça d'abord dans une Épître justement célèbre, moins par l'éclat un peu facțice de la versification que par l'énergie des pensées (3).

(1) Chap. XI, De l'Homme.
(2) Chap. IV, Du Cœur.

(3) L'Epitre au Peuple qui obtint l'accessit au ju- . gement de l'Académie, en 1760. Il suffit, pour se

Toutes ces opinions philosophiques n'ont point attiré de blâme à La Bruyère au contraire, on en a fait un crime à Thomas, à Montesquieu lui-même, et surtout à J.-J. Rousseau. C'est ainsi que le système de l'intérêt personnel, (que je suis loin de défendre), a révolté dans le livre de l'Esprit, ceux qui l'approuvent encore dans le livre des Maximes (1). Tout lecteur qui réfléchit peut aisément se convaincre qu'il ne faut souvent que regarder à la date de l'édition, ou à la forme d'un ouvrage, pour savoir ce que la critique, et l'opinion contemporaine, ont reconnu pour vrai dans un moraliste, et ce qu'elles ont voulu y trouver faux.

Il serait fort aisé d'en dire la cause: mais ce n'est pas ici le lieu. Il suffit d'avoir montré que l'auteur des Caractères savait généraliser ses pensées, présenter avec étendue, les ré

convaincre des emprunts faits par son auteur à La

Bruyère, de jeter un moment les yeux sur le cha

pitre intitulé: Des Grands, dans le livre des Caractères.

(1) Celles de Larochefoucault..

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