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aimable, homme de bon ton qui ne dit que des impertinences, homme d'esprit qui n'est qu'un sot. Ces peintures si vivement, si heureusement terminées par ces mots : Il est pauvre ! Il est riche (1)! le philosophe grec n'aurait pu les tracer. Jamais le pauvre de La Bruyère ne s'est offert à ses regards. Il ne l'a jamais vu marcher lentement, le front penché, les épaules serrées, le chapeau abbaissé sur les yeux pour n'être point aperçu. La considération, les égards, n'étaient point encore dans le siècle où vivait Théophraste l'apanage exclusif de l'opulence. L'indigence même avait été ennoblie par les Miltiades et les Eudamidas. Le pauvre était, se croyait, et il était cru l'égal du riche. Comme lui, dans les assemblées politiques, il venait, la main libre et la tête haute, jeter son vote dans l'urne, et se donner des magistrats: il entrait avec lui dans les bains publics, dans les lycées, dans les gymnases et dans les jeux, dans les spectacles, il venait s'asseoir près de lui sur les marches de l'amphithéâtre, ou s'élançant dans la lice, il volait lui disputer le prix.

(1) Chap. VI, Des Biens de fortune.

Une inégalité plus ou moins grande dans les fortunes a été de tous les siècles et de tous les gouvernemens. Mais, à ne considérer les objets que sous le point de vue moral et politique, on trouvera que les hommes furent toujours partagés en deux classes: ce sont aujourd'hui des riches et des pauvres ; c'étaient autrefois des esclaves et des citoyens. Les modernes peuvent s'applaudir et se faire honneur de leur partage. Il y a cependant plus de rapports entre la pauvreté et l'esclavage qu'entre la richesse et les droits de cité.

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Après le Tartuffe de Molière, La Bruyère n'a pas craint de faire le portrait d'Onuphre, tartuffe qui diffère en tout du premier; et Marivaux, après La Bruyère a peint son Tartuffe aussi, M. de Climal, qui ne ressemble point aux deux autres ; tant le sujet est fécond! Maintenant, placez Marivaux, La Bruyère, et Molière lui-même, chez les Grecs ou chez les Romains, plus de Tartuffe, plus d'Onuphre, plus de Climal, plus de sujet si heureux pour le poète comique, pour le moraliste et le romancier. Comment trouver à peindre un tartuffe dans

dans un État où la nation avait ses pontifes sans doute, mais où les femmes, même jolies, n'avaient pas de Directeur; où les Traitans, lorsqu'il y en eût, rendirent bien quelquefois aux Proconsuls, nais ne rendirent jamais à Dieu ce qu'ils avaient pris au monde (1); où, pour abréger beaucoup ce qui pourrait être long, il n'y avait ni riches abbayes, ni canonicats, ni bénéfices simples, ni roi qui, devenu vieux, passât des maîtresses aux confesseurs?

Dans l'ouvrage éminemment dramatique de La Bruyère, comme dans nos sociétés les femmes viennent à chaque instant varier et animer la scène. Quant au livre de Théophraste, elles n'y paraissent point : on ne les trouve pas même au chapitre de la médisance (1). Bornées chez les Grecs à faire le bonheur domestique de l'homme les

(1) Boileau, satire IX.

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(2) Ce chapitre est le XXVIII et le dernier dans la traduction de La Bruyère. Deux autres chapitres dont Casaubon n'avait connu que les titres, ont été enfin retrouvés dans un manuscrit du Vatican, et im primés par Bodoni en 1786, .

du

femmes ne partageaient point alors ses re lations sociales 'retirées dans l'intérieur de leur famille, elles ne se montraient en public que dans les solennités nationales. Le moment où la plus belle et la plus douce moitié humain est devenue la compagne, genre non-seulement de la vie privée, mais de l'existence extérieure et publique de l'autre, a été l'heureuse époque d'une importante révolution dans les destinées de l'Europe. Dès-là l'influence des femmes s'est fait sentir dans tout le brillant édifice de notre civilisation. Et comment un moraliste dont l'objet principal est de peindre nos mœurs réunions et nos habitudes sociales, pourrait-il oublier le sexe à qui nous les devons presque toujours? Comment un écrivain supérieur qui revient à chaque page et avec tant d'intérêt sur des sujets de littérature, pourrait-il s'arrêter moins sur ce sexe dont les goûts, les opinions et les suffrages, depuis la renaissance des lettres, ont exercé tant d'empire sur toutes les littératures, et sur les créations mêmes du Génie ?

nos

Oui, quelques réclamations séditieuses que fasse entendre La Bruyère lui-même

de

contre un pouvoir qui, fût-il usurpé, serait légitimé dès long-tems par le droit de pres cription, c'est vous, faibles compagnes l'homme, qui, dans des âges de barbarie avez sur-tout concouru à changer les mœurs de nos pères, et préparé les élémens qui devaient un jour former les nôtres. Objets du culte et des exploits de cette brillante chevalerie parée de toutes les illusions de l'amour et de l'honneur, vous avez fait dudesir de plaire le mobile de l'héroïsme, et de la générosité la plus noble partie du courage.

les

C'est quand vos délicates mains ont décerné les fleurs, les couronnes, les devises, nouvelles décorations de la valeur , que fiers descendans des Cimbres et des Sicambres ont dépouillé par degrés ce caractère féroce qui leur faisait regarder comme honteux d'acquérir à la sueur de son front, ce qui pouvait ne coûter que du sang (1). Nos arts, notre littérature toute entière • se sont embellis, comme nos mœurs de l'influence de vos vertus, de vos de vos graces,

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(1) Tacite, Mœurs des Germains.

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