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une composition où tout marche et se suit (1), on est quelquefois entraîné par la suite du raisonnement ou la liaison des idées on développe un vaste plan, on tient la chaîne de ses créations, on craint qu'elle ne vienne à se rompre, on est tourmenté du besoin de continuer sa course quand il faudrait se reposer. La Bruyère n'éprouve jamais ni ce besoin ni ces craintes. Il n'appréhende pas de voir échapper de ses mains le fil délicat du raisonnement et de la logique du discours, dans un ouvrage formé de tableaux épars, et d'observations, toujours d'accord entr'elles sans doute, mais que l'artifice de la composition n'enchaîne pas; et il n'est point impatient d'épancher les émotions de son ame, dans un ouvrage où presque toujours il se donne un rôle étranger. Il écrit sur divers sujets à des époques diverses, ou plutôt à différens jours il fait divers personnages. Hier il était Ménalque, et il ne l'est plus; il en a dépouillé le caractère et le masque. Il revêt aujourd'hui celui de Théobalde; il note son débit sur ses discours; il imite son geste et le

(1) Boileau, Art poétique.

son de sa voix. Enfin il représentera, lorsqu'un de ces momens d'inspiration durant lesquels il entre en scène, l'aura si bien transformé en Théobalde lui-même qu'il ne lui restera plus qu'à jouer d'original. Voilà comment il se dispose à chaque représentation nouvelle; et voilà comment il met dans son jeu tant de naturel et d'aisance..

Tous ces soins préparatoires, ces intervalles de méditation entre des compositions différentes, ces expériences faites sur sa pensée, et pour ainsi dire ces répétitions du rôle que l'on doit prendre, voilà ce que je nomme dans La Bruyère l'art de l'ouvrier. Un art si profond suppose le talent, et loin de le gêner, il le sert, l'enrichit; il développe sa force en la réglant; il marche devant lui pour sonder sa route. L'imagination fécondée par une longue méditation, fermente sourdement, s'échauffe, et tout-à-coup se passionne et s'enflamme. On sent l'approche du Dieu. Toutes ces idées successives qu'on avait lentement amassées, on les reçoit simultanément un travail secret les a disposées dans un ordre lumineux; on les voit comme dans un tableau dont le dessin est tracé: comme

on les voit, on les peint: on avait conçu, l'on enfante. C'est ainsi que l'on fait de verve, quoiqu'on travaille avec art. C'est le secret de tous les grands écrivains : c'est celui de La Bruyère. Ce que sa raison a pensé, son imagination l'anime; elle lui donne la vie, l'expression et le mouvement. Parmi tant de personnages divers, celui qu'il fait parler, on l'entend; celui qu'il fait agir, on le voit; celui qu'il peint, on l'a vu, on pense le reconnaître. On les démêle tous dans la foule, on les nommerait par leur nom; et quoiqu'ils aient souvent entre eux quelques points de ressemblance, il est impossible de s'y tromper, et de les prendre l'un pour l'autre : tant leurs physionomies sont vives et naturelles! tant le peintre qui les représente excelle à saisir dans chacun les traits particuliers qui le caractérisent!

Veut-il peindre l'impertinent? il le fait entendre dès l'antichambre on le reconnaît avant qu'il soit entré. La Bruyère s'en empare aussitôt ; il le place au milieu d'un cercle, le fait asseoir à un repas, le conduit à une table de jeu, et il ne le quitte enfin qu'après nous avoir rendu ce qu'il est lui

même, c'est-à-dire, incapables de souffrir plus long-tems Théodecte, et ceux qui le souffrent (1).

Va-t-il nous montrer encore dans des attitudes si variées, ces ames curieuses et avides du denier dix, qui spéculent toute leur vie sur le rabais ou le décri des monnaies, et dont la seule pensée est d'acquérir ou de ne point perdre ? Non, sans doute; ces gens-ci n'ont tous qu'une physionomie qu'il faut rendre par un seul trait. De telles gens, dit le philosophe, ne sont ni parens, ni amis, ni citoyens, ni chrétiens, ni peutêtre des hommes; ils ont de l'argent. Ce n'est pas là peindre, je l'avoue, mais c'est assez bien définir.

En voici d'autres que le vent de la faveur pousse à voiles déployées sur l'océan de la fortune : une allégorie pleine de feu les va mettre sous nos regards. Ils perdent en un moment la terre de vue, et font leur route. (Les voilà en pleine mer.) Tout leur

(1) Chap. V, De la Société et de la Conversation.

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rit, tout leur succède, action, ouvrage, tout est comblé d'éloges et de récompenses; ils ne se montrent que pour être embrassés et félicités. Il y a un rocher immobile qui s'élève sur une côte, les flots se brisent au pied: la puissance, les richesses, la violence, la flatterie, l'autorité, la faveur, tous les vents ne l'ébranlent pas; c'est le Public, où ces gens échouent (1).

Toujours la même vérité, la même variété! Comme on conçoit chaque objet d'une manière différente, il faut le rendre aussi par un tour différent ; c'est ce que n'oublie jamais La Bruyère; et c'est par-là que son livre devient l'image des choses et des per

sonnes.

Si j'étais poète comique, je relirais sans cesse La Bruyère,et je ne croirais pas en cela m'écarter du précepte de Boileau qui veut qu'un poète comique fasse du monde son unique étude (2). Si j'étais poète comique, je ne m'aviserai pas, même dans

(1) Chap. XII, Des Jugemens.
(2) Art poétique, chant III.

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