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les caractères eux-mêmes; c'est la représentation des mœurs toujours franche et naturelle; c'est la beauté de cette conception morale qui, en nous offrant un vil laquais que l'usure et la rapine ont élevé au faîte de l'opulence, et dont la débauche et la fourberie préci pitent la ruine, lui oppose un nouveau fripon, d'une extraction aussi basse, qui bâtit, sur la ruine de son maître, les fondemens de sa fortune naissante, et que le spectateur suit de l'œil et croit voir, dans le lointain, s'élever à son tour et tomber comme son digne modèle.

Turcaret fut représenté en 1709, et il semblerait écrit sous la Régence. Ou le changement produit dans nos moeurs par le système de Law, fut moins réel qu'on ne le pense communément; ou, par une destinée singulière, Le Sage, qui, sous le règne précédent, n'avait paru mettre en scène qu'un des états de la société, se trou. vait, sous la Régence, avoir fait la satire de la Nation.

Page 26.... Pourquoi faut-il que Le Sage se soit arrété dès son entrée dans la carrière? il y marchait de près sur les traces de ces deux illustres modèles.

Sa retraite a été funeste à la Comédie sans doute; mais peut-être lui devons-nous Gil-Blas, l'un des chefsd'œuvres de notre Langue. Ainsi l'auteur de Turcaret, que des dégoûts éloignaient du théâtre, transportait dans des fictions plus vastes toutes les scènes heureuses dont il aurait pu l'enrichir.

Corneille et

Le Sage fit alors le Roman ce que pour Molière avaient fait pour la Comédie. A des fictions interminables où tout était merveilleux et sublime, ex

cepté les pensées et le style, il substitua la peinture énergique et vraie de l'homme et de la société.

L'abbé Prévost s'ouvrit une route différente. Ses Romans sont à ceux de Le Sage ce que le Drame est à la Comédie. Bien moins heureux toutefois dans la peinture des passions et des mouvemens de l'ame que ne l'était l'auteur de Gil-Blas dans la peinture des ridicules, des vices et des travers de l'esprit, il prodigua trop souvent les aventures extraordinaires : mais il sut du moins placer, à l'imitation des grands maîtres de notre scène tragique, le principal ressort de l'action dans le cœur de ses personnages. Devenu modèle aussi bien que Le Sage, il forma plus d'imitateurs et, ce que ne fit point Le Sage, il apprit à ses disciples comment on pouvait le surpasser.

Ainsi par des innovations heureuses s'annonçaient déjà les progrès réservés dans ce siècle à notre Littérature. Mais des exemples dangereux et faits pour égarer le goût par les succès même du talent, ne tardèrent

pas

à présager les vices qui devaient long-tems corrompre quelques-unes de ses parties. Dans ce même genre d'ouvrages où Le Sage avait mis tant de naturel, se glissaient sous la plume de Marivaux, la métaphysique de sentiment, le néologisme et l'afféterie de style défauts d'autant plus contagieux dans l'auteur du Roman de Marianne que, doué d'une finesse particulière d'esprit et de raison, il possédait à un degré très-rare l'art délicat de graduer le sentiment, de saisir les nuances fugitives des mœurs et des caractères ; et qu'enfin malgré ces défauts, trop faciles à confondre avec les qualités aimables de sa manière habituelle, il

mérita d'être placé parmi les peintres de la nature humaine, rang que lui ont accordé surtout les Nations étrangères, juges moins sévères que nous des convenances du style.

pas

Du reste, Marivaux n'est pas le seul de nos Romanciers à qui les Étrangers aient fait une réputation que nous n'avons entièrement sanctionnée. Il est peut-être digne de remarque que dans ce genre de compositions où l'on accorde généralement en France une grande supériorité aux Anglais, les Anglais regardent à leur tour notre supériorité comme incontestable et universellement reconnue.

« Les Français, dit un de leurs Rhéteurs les plus accrédités, ont composé dans ce genre des ouvrages d'un mérite supérieur. Le Gil-Blas de Le Sage est un livre plein de sens, qui fait connaître le Monde et renferme d'utiles leçons. Les ouvrages de Marivaux, surtout sa Marianne, annoncent beaucoup de finesse d'esprit et de connaissance du cœur humain. Il trace d'un pinceau délicat les traits et les nuances les plus fines qui distinguent les caractères. La Nouvelle Héloïse de Rousseau est une production d'un genre fort extraordinaire. Les évènemens sont souvent invraisemblables; on y trouve des détails fastidieux et quelques tableaux répréhensibles; Mais au total pour l'éloquence, la chaleur du sentiment et l'ardeur de la passion, ce livre mérite d'être mis au premier rang parmi les

histoires fabuleuses ».

« Il faut convenir, conclut le savant Professeur 'Édimbourg, que la France a dans ce genre sur la

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Grande-Bretagne une supériorité décidée. Nous ne possédons pas, ajoute-t-il, au même point que nos voisins le talent de narrer et de 9 marquer avec délica

tesse toutes les nuances des caractères ».

Ainsi s'exprime un compatriote de Fielding et de Richardson. Ce qui suit fait assez voir qu'il ne méconnaît point leur mérite. Mais je suis bien sûr que Diderot l'aurait pris pour le Zoïle du grand Poète Richardson, et La Harpe pour l'Anitus du grand Philosophe Fielding.

Au risque de passer moi-même en Écosse, pour l'envieux détracteur du moraliste Marivaux, je témoignerai mon étonnement de le voir si près de Le Sage. Ce n'est point assez caractériser Gil-Blas que de louer le grand sens et la connaissance du Monde qu'il suppose: Gil-Blas est le meilleur de tous les modèles dans le genre de Romans qui tient à la Comédie. Il renferme des situations, des traits de caractère et de dialogue, un comique enfin digne quelquefois de Molière; c'est là son premier mérite, et il est grand.

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Si l'énergique auteur de Turcaret transportait dans ses fictions romanesques toutes les scènes heureuses dont il aurait pu long-tems encore enrichir son théâtre si court et dont la lecture laisse tant de regrets, l'auteur ingénieux de Marianne parut transporter au contraire, dans son théâtre si long, et qu'on abrège en ne le lisant pas, les fables trop peu comiques, dont il formait ses Romans. Il suit de là que la distance entre les deux Ecrivains a dû être beaucoup moins grande dans le Roman que dans la Comédie,

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Mais elle l'est assez encore pour qu'il ne soit pas permis d'établir entre eux un parallèle.

Je me souviens pourtant d'en avoir lu un bien plus extraordinaire, où l'on rapprochait sérieusement La Bruyère et Marivaux ; et un autre plus long encore entre Marivaux et Addisson, où il était beaucoup question du Spectateur français que personne ne lit en France, mais dont on cite encore de tems en tems, en Allemagne et en Angleterre, des observations pleines de finesse et quelques traits d'originalité. Je trouve toutefois ce Spectateur bien inférieur à Marianne; et contre l'opinion commune en avouant tout le mérite des caractères de Marianne, et sur-tout de son Climal, je placerais au moins sur la même · ligne le premier volume, mais le premier volume seulement, du Paysan perverti.

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Lorsqu'on veut sainement apprécier Marivaux, soit comme romancier, soit comme auteur comique, il ne faut jamais perdre de vue cette réflexion aussi fine et sur-tout aussi juste qu'aucune de celles de Marianne et du Spectateur français : C'est avoir beaucoup d'esprit que d'en avoir trop, mais c'est n'en avoir pas

encore assez.

Page 226. Destouches...... voulut épurer la Comédieet on l'accuse avec raison de l'avoir rendue trop sérieuse, etc.

Deux ouvrages très distingués assurent à Destouches un rang parmi nos meilleurs comiques. Le Philosophe marié, par les mouvemens de l'action, par un caractère entièrement neuf, quoiqu'il ne joue qu'un rôle épisodique, par un dialogue piquant, et des situa

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