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POUR M. LE DUC DE LA ROCHEFOUCAULD (1).

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Un homme qui s'aimait sans avoir de rivaux (2)
Passait dans son esprit pour le plus beau du monde.
Il accusait toujours les miroirs d'être faux,
Vivant plus que content dans son erreur profonde.
Afin de le guérir, le sort officieux

Présentait partout à ses yeux

Les conseillers muets dont se servent nos dames (3):
Miroirs dans les logis, miroirs chez les marchands,
Miroirs aux poches des galants,

Miroirs aux ceintures des femmes.

Que fait notre Narcisse ? Il se va confiner
Aux lieux les plus cachés qu'il peut s'imaginer,
N'osant plus des miroirs éprouver l'aventure.
Mais un canal, formé par une source pure,
Se trouve en ces lieux écartés :

Il s'y voit, il se fâche ; et ses yeux irrités
Pensent apercevoir une chimère vaine.

Il fait tout ce qu'il peut pour éviter cette eau :

Mais quoi! le canal est si beau,

Qu'il ne le quitte qu'avec peine.

On voit bien où je veux venir (');

Je parle à tous; et cette erreur extrême

(1) François, duc de la Rochefoucauld, naquit en 1613, et mourut en 1680. I était l'ami et le protecteur de La Fontaine, qui lui a encore dédié la fable xvI du liv. X.

(2)

Quin sine rivali, teque et tua, solus amares.

HORACE.

(3) Les miroirs. - Ch. Nodier dit avec raison que c'est là une périphrase empruntée au vocabulaire des Précieuses.

(4) Chamfort dit que, pour sa part, il ne le voit pas trop. Ch. Nodier est aussi de l'avis de Chamfort.

Est un mal que chacun se plaît d'entretenir.

Notre âme, c'est cet homme amoureux de lui-même :
Tant de miroirs, ce sont les sottises d'autrui,
Miroirs, de nos défauts les peintres légitimes;
Et quant au canal, c'est celui

Que chacun sait, le Livre des Maximes (1).

(1) Le Livre des Maximes parut pour la première fois en 1665, et avait eu deux éditions lorsque La Fontaine publia cette fable en 1668.

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Le Dragon à plusieurs tétes, et le Dragon
à plusieurs queues.

Un envoyé du Grand Seigneur

Préférait, dit l'histoire, un jour, chez l'empereur,
Les forces de son maître à celles de l'empire.
Un Allemand se mit à dire :
Notre prince a des dépendants

Qui, de leur chef, sont si puissants
Que chacun d'eux pourrait soudoyer une armée.
Le chiaoux (2), homme de sens,

Lui dit: Je sais par renommée

Ce que chaque électeur peut de monde fournir;
Et cela me fait souvenir

D'une aventure étrange, et qui pourtant est vraie.
J'étais en un lieu sûr, lorsque je vis passer
Les cent têtes d'une hydre au travers d'une haie.
Mon sang commence à se glacer;

Et je crois qu'à moins on s'effraie.

Je n'en eus toutefois que la peur sans le mal:
Jamais le corps de l'animal

Ne put venir vers moi, ni trouver d'ouverture.

(2, Corruption du mot tchaouch. Espece de messager d'État, qui porte les ordres du Grand Seigneur, ou introduit en sa présence les ambassadeurs.

Je rêvais à cette aventure

Quand un autre dragon, qui n'avait qu'un seul chef,
Et bien plus d'une queue, à passer se présente.
Me voilà saisi derechef

D'étonnement et d'épouvante.

Ce chef passe, et le corps, et chaque queue aussi.
Rien ne les empêcha; l'un fit chemin à l'autre.
Je soutiens qu'il en est ainsi
De votre empereur et du nôtre.

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Pour un âne enlevé deux voleurs se battaient :
L'un voulait le garder, l'autre le voulait vendre.
Tandis que coups de poing trottaient,

Et que nos champions songeaient à se défendre,
Arrive un troisième larron

Qui saisit maître aliboron (2).

L'âne, c'est quelquefois une pauvre province:
Les voleurs sont tel et tel prince,

Comme le Transylvain, le Turc, et le Hongrois.
Au lieu de deux, j'en ai rencontré trois:
Il est assez de cette marchandise.

De nul d'eux n'est souvent la province conquise:
Un quart (3) voleur survient, qui les accorde net
En se saisissant du baudet.

(1) Esop, 96, Leo, Ursus et Vulpes; 39, Leo et Ursus.

(2) Ce nom sous lequel l'âne est souvent désigné dans les vieux écrivains, a embarrassé plus d'un commentateur. Suivant les uns, un avocat aura, dans une plaidoirie, donné au mot alibi, un génitif pluriel aliborum; et ce barbarisme, légèrement modifié dans sa désinence, sera devenu synonyme d'ignorant. Suivant d'autres, aliboron, veut dire fou, et vient de ad elleborum, c'est-à-dire homme qu'il faut envoyer prendre de l'ellébore. Rabelais, à qui La Fontaine l'a emprunté, l'avait lui-même pris dans un Mystère de la Passion.

(3) Pour un quatrième voleur.

XIV.

Simonide préservé par les dieux (1).

On ne peut trop louer trois sortes de personnes:
Les dieux, sa maîtresse, et son roi.

Malherbe le disait : j'y souscris, quant à moi;
Ce sont maximes toujours bonnes.

La louange chatouille et gagne les esprits:
Les faveurs d'une belle en sont souvent le prix.
Voyons comme les dieux l'ont quelquefois payée.

Simonide avait entrepris

L'éloge d'un athlète; et, la chose essayée,

Il trouva son sujet plein de récits tout nus.
Les parents de l'athlète étaient gens inconnus;
Son père, un bon bourgeois; lui, sans autre mérite:
Matière infertile et petite.

Le poëte d'abord parla de son héros.

Après en avoir dit ce qu'il en pouvait dire,
Il se jette à côté, se met sur le propos

De Castor et Pollux; ne manque pas d'écrire
Que leur exemple était aux lutteurs glorieux;
Élève leurs combats, spécifiant les lieux
Où ces frères s'étaient signalés davantage:
Enfin l'éloge de ces dieux

Faisait les deux tiers de l'ouvrage.

L'athlète avait promis d'en payer un talent:
Mais, quand il le vit, le galant

N'en donna que le tiers; et dit, fort franchement,
Que Castor et Pollux acquittassent le reste.
Faites-vous contenter par ce couple céleste.
Je vous veux traiter cependant:

Venez souper chez moi ; nous ferons bonne vie:
Les conviés sont gens choisis,

(1) Phædr., IV, 25 sive 24, Simonides a diis servalus.

Mes parents, mes meilleurs amis;
Soyez donc de la compagnie.

Simonide promit. Peut-être qu'il eut peur
De perdre, outre son dû, le gré de sa louange.
Il vient l'on festine, l'on mange.

Chacun étant en belle humeur,

Un domestique accourt, l'avertit qu'à la porte
Deux hommes demandaient à le voir promptement.
Il sort de table; et la cohorte

N'en perd pas un seul coup de dent.

Ces deux hommes étaient les gémeaux de l'éloge.
Tous deux lui rendent grâce; et pour prix de ses vers,
Ils l'avertissent qu'il déloge,

Et que cette maison va tomber à l'envers.
La prédiction en fut vraie.

Un pilier manque ; et le plafonds,
Ne trouvant plus rien qui l'étaie,
Tombe sur le festin, brise plats et flacons,
N'en fait pas moins aux échansons.

Ce ne fut pas le pis: car, pour rendre complète
La vengeance due au poëte,

Une poutre cassa les jambes à l'athlète,
Et renvoya les conviés

Pour la plupart estropiés.

La renommée eut soin de publier l'affaire:
Chacun cria, Miracle! On doubla le salaire
Que méritaient les vers d'un homme aimé des dieux.
Il n'était fils de bonne mère

Qui, les payant à qui mieux mieux,
Pour ses ancêtres n'en fît faire.

Je reviens à mon texte: et dis premièrement
Qu'on ne saurait manquer de louer largement
Les dieux et leurs pareils; de plus, que Melpomène
Souvent, sans déroger, trafique de sa peine;

Enfin, qu'on doit tenir notre art en quelque prix.

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