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Revenir sur La Fontaine après tant de panégyristes et de biographes, c'est se condamner à ne rien dire de bien nouveau pour le fond. Aussi, nous proposons-nous simplement dans ces pages de reproduire à notre guise et de motiver, un peu différemment parfois, les mêmes conclusions de louange, les mêmes hommages d'une critique unanime et pleine d'amour. Ces redites rapides, dût la forme seule les rajeunir, ne seraient pas encore inutiles; et puis il y a chance toujours, quand l'impression est sincère et puisée à la source, qu'il s'y glisse quelque aperçu nouveau.

La Harpe et Chamfort ont loué La Fontaine avec une ingénieuse sagacité; mais ils l'ont beaucoup trop détaché de son siècle, qui était bien moins connu d'eux que de nous. Le dix-huitième siècle, en effet, n'a su naturellement de l'époque de Louis XIV que la partie qui s'est continuée et qui a prévalu sous Louis XV. Il en a ignoré ou dédaigné tout un autre côté, par lequel le dernier règne regardait les précédents, côté qui certes n'est pas le moins original, et que Saint-Simon nous dévoile aujourd'hui. Aussi ces admirables Mémoires, qui jusqu'ici ont été envisagés surtout comme ruinant le prestige glorieux et la grandeur factice de Louis XIV, nous semblent-ils bien plutôt restituer à cette

mémorable époque un caractère de grandeur et de puissance qu'on ne soupçonnait pas, et devoir la réhabiliter hautement dans l'opinion, par les endroits mêmes qui détruisent les préjugés d'une admiration superficielle. Il en sera, selon nous, des variations de nos jugements sur le siècle de Louis XIV comme il en a été de nos diverses façons de voir touchant les choses de la Grèce et du moyen âge. D'abord, par exemple, on étudiait peu, ou du moins on entendait mal le théâtre grec; on l'admirait pour des qualités qu'il n'avait pas; puis, quand, y jetant un coup d'œil rapide, on s'est aperçu que ces qualités qu'on estimait indispensables manquaient souvent, on l'a traité assez à la légère: témoins Voltaire et La Harpe. Enfin, en l'étudiant mieux, comme a fait M. Villemain, on est revenu à l'admirer précisément pour n'avoir pas ces qualités de fausse noblesse et de continuelle dignité qu'on avait cru y voir d'abord, et que plus tard on avait été désappointé de n'y pas trouver. C'est aussi la marche qu'ont suivie les opinions sur le moyen âge, la chevalerie et le gothique. A l'âge d'or de fantaisie et d'opéra rêvé par La Curne de Sainte-Palaye et Tressan (1), ont succédé des études plus sévères, qui ont jeté quelque trouble dans le premier arrangement romanesque; puis ces études, de plus en plus fortes et intelligentes, ont rencontré au fond un âge non plus d'or, mais de fer, et pourtant merveilleux encore: de simples prêtres et des moines plus hauts et plus puissants que les rois, des barons gigantesques dont les grands ossements et les armures énormes nous effrayent; un art de granit et de pierre, savant, délicat, aérien, majestueux et mystique. Ainsi la monarchie de Louis XIV, d'abord admirée pour l'appa-> rente et fastueuse régularité qu'y afficha le monarque et ‹ que célébra Voltaire, puis trahie dans son infirmité réelle par les Mémoires de Dangeau, de la princesse Palatine, et

(1) Il ne faudrait pourtant pas mettre sur la même ligne, pour l'ensemble des travaux, La Curne de Sainte-Palaye, qui en a fait d'immenses, et Tressan, qui n'en a fait que de fort légers.

rapetissée à dessein par Lemontey, nous reparaît chez Saint. Simon, vaste, encombrée et flottante, dans une confusion qui n'est pas sans grandeur et sans beauté, avec tous les rouages de plus en plus inutiles de l'antique constitution abolie, avec tout ce que l'habitude conserve de formes et de mouvements, même après que l'esprit et le sens des choses ont disparu; déjà sujette au bon plaisir despotique, mais mal disciplinée encore à l'étiquette suprême qui finira par triompher. Or, ceci bien posé, il est aisé de rétablir en leur vraie place et de voir en leur vrai jour les hommes originaux du temps, qui, dans leur conduite ou dans leurs œuvres, ont fait autre chose que remplir le programme du maître. Sans cette connaissance générale, on court risque de les considérer trop à part, et comme des êtres étranges et accidentels. C'est ce que les critiques du dernier siècle n'ont pas évité en parlant de La Fontaine : ils l'ont trop isolé et chargé dans leurs portraits; ils lui ont supposé une personnalité beaucoup plus entière qu'il n'était besoin, eu égard à ses œuvres, et l'ont imaginé bonhomme et fablier outre mesure. Il leur était bien plus facile de s'ex pliquer Racine et Boileau, qui appartiennent à la partie régulière et apparente de l'époque, et en sont la plus pure expression littéraire.

Il y a des hommes qui, tout en suivant le mouvement général de leur siècle, n'en conservent pas moins une individualité profonde et indélébile: Molière en est le plus éclatant exemple. Il en est d'autres qui, sans aller dans le sens de ce mouvement général, et en montrant par conséquent une certaine originalité propre, en ont moins pourtant qu'ils ne le paraissent, bien qu'il puisse leur en rester beaucoup. Il entre dans la manière qui les distingue de leurs contemporains une grande part d'imitation de l'âge précédent; et, dans ce frappant contraste qu'ils nous offrent avec ce qui les entoure, il faut savoir reconnaître et rabattre ce qui revient de droit à leurs devanciers. C'est parmi les hommes de cet ordre que nous rangeons La Fontaine : nous

l'avons déjà dit ailleurs (1), il a été, sous Louis XIV, le dernier et le plus grand des poëtes du seizième siècle.

Né, en 1621, à Château-Thierry, en Champagne, il reçut une éducation fort négligée, et donna de bonne heure des preuves de son extrême facilité à se laisser aller dans la vie et à obéir aux impressions du moment. Un chanoine de Soissons lui ayant prêté un jour quelques livres de piété, le jeune La Fontaine se crut du penchant pour l'état ecclésiastique, et entra au séminaire. Il ne tarda pas à en sortir; et son père, en le mariant, lui transmit sa charge de maître des eaux et forêts. Mais La Fontaine, avec son caractère naturel d'oubliance et de paresse, s'accoutuma insensiblement à vivre comme s'il n'avait eu ni charge ni femme. Il n'était pourtant pas encore poëte, ou du moins il ignorait qu'il le fût. Le hasard le mit sur la voie. Un officier qui se trouvait en quartier d'hiver à Château-Thierry, lut un jour devant lui l'ode de Malherbe sur l'attentat commis contre Henri IV (19 décembre 1605):

Que direz-vous. races futures, etc.,

et La Fontaine, dès ce moment, se crut appelé à composer des odes: il en fit, dit-on, plusieurs, et de mauvaises; mais un de ses parents, nommé Pintrel, et son camarade de collége, Maucroix, le détournèrent de ce genre et l'engagèrent à étudier les anciens. C'est aussi vers ce temps qu'il dut se mettre à la lecture de Rabelais, de Marot, et des poëtes du seizième siècle, véritable fonds d'une bibliothèque de province à cette époque. Il publia, en 1654, une traduction en vers de l'Eunuque de Térence; et l'un des parents de sa femme, Jannart, ami et substitut de Fouquet, emmena le poëte à Paris pour le présenter au surintendant.

Ce voyage et cette présentation décidèrent du sort de La' Fontaine. Fouquet le prit en amitié, se l'attacha, et lui fit une pension de mille francs, à condition qu'il en acquitte

(1) Dans le Tableau de la Poésie française au XVIe siècle.

rait chaque quartier par une pièce de vers, ballade ou madrigal, dizain ou sixain. Ces petites pièces, avec le Songe de Vaux, sont les premières productions originales que nous ayons de La Fontaine: elles se rapportent tout à fait au goût d'alors, à celui de Saint-Évremond et de Benserade, au marotisme de Sarazin ct de Voiture, et le je ne sais quoi de mollesse et de rêverie voluptueuse, qui n'appartient qu'à notre délicieux auteur, y perce bien déjà, mais y est encore trop chargé de fadeurs et de bel-esprit. Le poëte de Fouquet fut accueilli, dès son début, comme un des ornements les plus délicats de cette société polie et galante de SaintMandé et de Vaux. Il était fort aimable dans le monde, quoi qu'on en ait dit, et particulièrement dans un monde privé; sa conversation, abandonnée et naïve, s'assaisonnait au besoin de finesse malicieuse, et ses distractions savaient fort bien s'arrêter à temps pour n'être qu'un charme de plus : il était certainement moins bonhomme en société que le grand Corneille. Les femmes, le rien-faire et le sommeil. se partageaient tour à tour ses hommages et ses vœux. IL en convenait agréablement; il s'en vantait même parfois, et. causait volontiers de lui-même et de ses goûts avec les autres, sans jamais les lasser, et en les faisant seulement sourire. L'intimité surtout avait mille grâces avec lui: il y portait un tour affectueux et de bon ton familier; il s'y livrait en homme qui oublie tout le reste, et en prenait au sérieux ou en déroulait avec badinage les moindres caprices. Son goût déclaré pour le beau sexe ne rendait son commerce dangereux aux femmes que lorsqu'elles le voulaient bien. La Fontaine, en effet, comme Regnier son prédécesseur, aimait avant tout les amours faciles et de peu de défense. Tandis qu'il adressait, à genoux, aux Iris, aux Climènes et aux déesses, de respectueux soupirs, et qu'il pratiquait de son mieux ce qu'il avait cru lire dans Platon, il cherchait ailleurs et plus bas des plaisirs moins mystiques qui l'aidaient à prendre son martyre en patience. Parmi ses bonnes fortunes à son arrivée dans la capitale, on cite la célèbre

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