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LA VIE D'ÉSOPE

LE PHRYGIEN.

Nous n'avons rien d'assuré touchant la naissance d'Homère et d'Ésope à peine sait-on ce qui leur est arrivé de plus remarquable. C'est de quoi il y a lieu de s'étonner, vu que l'histoire ne rejette pas des choses moins agréables et moins nécessaires que celles-là. Tant de destructeurs de nations, tant de princes sans mérite, ont trouvé des gens qui nous ont appris jusqu'aux moindres particularités de leur vie, et nous ignorons les plus importantes de celles d'Esope et d'Homère, c'est-à-dire des deux personnages qui ont le mieux mérité des siècles suivants! Car Homère n'est pas seulement le père des dieux, c'est aussi celui des bons poëtes. Quant à Ésope, il me semble qu'on le devait met. tre au nombre des sages dont la Grèce s'est tant vantée, lui qui enseignait la véritable sagesse, et qui l'enseignait avec bien plus d'art que ceux qui en donnent des définitions et des règles. On a véritablement recueilli les vies de ces deux grands hommes ; mais la plupart des savants les tiennent toutes deux fabuleuses, particulièrement celle que Planude a écrite. Pour moi, je n'ai pas voulu m'engager dans cette critique. Comme Planude vivait dans un siècle où la mémoire des choses arrivées à Ésope ne devait pas être encore étcinte, j'ai cru qu'il savait par tradition ce qu'il a laissé (1). Dans cette croyance, je l'ai suivi, sans retrancher de

(1) Maxime Planude, né à Nicomédie, ainsi qu'il le dit lui-même dans un de se opuscules, le Panégyrique du martyr Diomède, était moine à Constantinople On sait peu de choses de sa vie. On ignore la date de sa mort, mais on a de lui une lettre adressée à l'empereur Jean Paléologue, qui ne monta sur le trône qu'en 1341. Il appartient donc au xive siècle, et La Fontaine com

ce qu'il a dit d'Ésope, que ce qui m'a semblé trop puéril, ou qui s'écartait en quelque façon de la bienséance.

Ésope était Phrygien, d'un bourg appelé Amorium. Il naquit vers la cinquante-septième olympiade, quelque deux cents ans après la fondation de Rome. On ne saurait dire s'il eut sujet de remercier la nature, ou bien de se plaindre d'elle; car en le douant d'un très-bel esprit, elle le fit naître difforme et laid de visage, ayant à peine figure d'homme, jusqu'à lui refuser presque entièrement l'usage de la parole. Avec ces défauts, quand il n'aurait pas été de condition à être esclave, il ne pouvait manquer de le devenir. Au reste, son âme se maintint toujours libre et indépendante de la fortune.

Le premier maître qu'il eut l'envoya aux champs labourer la terre, soit qu'il le jugeât incapable de toute autre chose, soit pour s'ôter de devant les yeux un objet si désagréable. Or il arriva que ce maître étant allé voir sa maison des champs, un paysan lui donna des figues: il les trouva belles, et les fit serrer fort soigneusement, donnant ordre à son sommelier, nommé Agathopus, de les lui apporter au sortir du bain. Le hasard voulut qu'Esope eût affaire dans le logis. Aussitôt qu'il y fut entré, Agathopus se servit de l'occasion, et mangea les figues avec quelques-uns de ses camarades: puis ils rejetèrent cette friponnerie sur Ésope, ne

met une singulière erreur en le faisant vivre trois cents ans après Ésope. « De tous les recueils de fables d'Ésope, dit Clavier, le plus mauvais, quoiqu'on l'ait souvent réimprimé, est celui qu'a fait Planude, qui y a joint une vie remplie de contes. Cette vie est, quant au fond, celle que La Fontaine a placée en tête de ses apologues, en reconnaissant toutefois que la plupart des savants la tiennent pour fabuleuse. »> Quant aux apologues recueillis par le moine de Constantinople, dit à son tour M. Daunou, il est difficile de les accepter pour ceux d'Ésope: cette compilation en contient plusieurs dont le fabuliste phrygien n'a guère pu concevoir l'idée, et il en omet qui lui sont attribués par plusieurs anciens auteurs... Peu d'écrivains, même au moyen àge, ont montré moins de discernement et de critique; il n'a ni goût ni véritable talent, pas même autant qu'il en faut aux compilateurs; et néanmoins deux de ses re cueils, son anthologie et ses fables d'Ésope, ont acquis, au renouvellement de lettres, une vogue qu'ils n'ont pas encore perdue.

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Voir sur Planude l'excellent article de M. Daunou dans la Biographie universelle. Nous ne nous attacherons point à relever ici toutes les inexactitudes que La Fontaine a répétées d'après Planude; et pour ce qui est de la véritable biographie d'Esope, ou du moins pour ce qu'on croit en savoir, nous indi-querons le Dictionnaire de Bayle, au mot Esope; la Vie de ce fabuliste écrite par Méziriac, en 1632, reproduite dans le t. 1 des Mémoires de littérature, de Sallengre; les Mémoires de l'Académie des inscriptions, hisl., t. xvi, p. 48 et suiv. et la Biographie universelle.

royant pas qu'il se pût jamais justifier, tant il était bègue et pa-aissait idiot! Les châtiments dont les anciens usaient envers leurs esclaves étaient fort cruels, et cette faute très-punissable. Le pauvre Ésope se jeta aux pieds de son maitre; et, se faisant entendre du mieux qu'il put, il témoigna qu'il demandait pour toute grâce qu'on sursit de quelques moments sa punition. Cette grâce lui ayant été accordée, il alla quérir de l'eau tiède, la but en présence de son seigneur, se mit les doigts dans la bouche, et ce qui s'ensuit, sans rendre autre chose que cette eau seule. Après s'être ainsi justifié, il fit signe qu'on obligeât les autres d'en faire autant. Chacun demeura surpris: on n'aurait pas(cru qu'une telle invention pût partir d'Ésope. Agathopus et ses compagnons ne parurent point étonnés. Ils burent de l'eau comme le Phrygien avait fait, et se mirent les doigts dans la bouche; mais ils se gardèrent bien de les enfoncer trop avant. L'eau ne laissa pas d'agir, et de mettre en évidence les figues toutes crues, et encore toutes vermeilles. Par ce moyen Ésope se garantit ses accusateurs furent punis doublement, pour leur gourmandise et pour leur méchanceté. Le lendemain, après que leur maître fut parti, et le Phrygien à son travail ordinaire, quelques voyageurs égarés (aucuns disent que c'étaient des prêtres de Diane) le prièrent, au nom de Jupiter hospitalier, qu'il leur enseignàt le chemin qui conduisait à la ville. Ésope les obligea premièrement de se reposer à l'ombre; puis, leur ayant présenté une légère collation, il voulut être leur guide, et ne les quitta qu'après qu'il les eut remis dans leur chemin. Les bonnes gens levèrent les mains au ciel, et prièrent Jupiter de ne pas laisser cette action charitable sans récompense. A peine Ésope les eut quittés, que le chaud et la lassitude le contraignirent de s'endormir. Pendant son sommeil, il s'imagina que la Fortune était debout devant lui, qui lui déliait la langue, et par même moyen lui faisait présent de cet art dont on peut dire qu'il est l'auteur. Réjoui de cette aventure, il se réveilla en sursaut; et en s'éveillant: Qu'est ceci? dit-il : ma voix est devenue libre; je prononce bien un râteau, une charrue, tout ce que je veux. Cette merveille fut cause qu'il changea de maître. Car, comme un certain Zénas, qui était là en qualité d'économe et qui avait l'œil sur les esclaves, en avait battu un outrageusement pour une faute qui ne le méritait pas, Ésope ne put s'empêcher de le reprendre, et le menaça que ses mauvais traitements seraient sus. Zénas, pour le prévenir et pour se venger de lui, alla dire an maître qu'il était arrivé un protige dans sa maison; que le Phrygien avait recouvré la parole;

mais que le méchant ne s'en servait qu'à blasphémer et à médire de leur seigneur. Le maître le crut, et passa bien plus avant, car il lui donna Ésope, avec liberté d'en faire ce qu'il voudrait. Zénas de retour aux champs, un marchand l'alla trouver, et lui demanda si, pour de l'argent, il le voulait accommoder de quelque bête de somme. Non pas cela, dit Zénas, je n'en ai pas le pouvoir mais je te vendrai, si tu veux, un de nos esclaves. Làdessus ayant fait venir Esope, le marchand dit : Est-ce afin de te moquer, que tu me proposes l'achat de ce personnage ? On le prendrait pour une outre. Dès que le marchand eut ainsi parlé, il prit congé d'eux, partie murmurant, partie riant de ce bel objet. Ésope le rappela, et lui dit: Achète-moi hardiment, je ne te serai pas inutile. Si tu as des enfants qui crient et qui soient méchants, ma mine les fera taire : on les menacera de moi comme de la bête. Cette raillerie plut au marchand. Il acheta notre Phrygien trois oboles, et dit en riant: les dieux soient loués ! je n'ai pas fait grande acquisition, à la vérité; aussi n'ai-je pas déboursé grand argent.

Entre autres denrées, ce marchand trafiquait d'esclaves : si bien qu'allant à Éphèse pour se défaire de ceux qu'il avait, ce que chacun d'eux devait porter pour la commodité du voyage fut départi selon leur emploi et selon leurs forces. Ésope pria que l'on eût égard à sa taille; qu'il était nouveau-venu, et devait être traité doucement. Tu ne porteras rien, si tu veux, lui repartirent ses camarades. Ésope se piqua d'honneur, et voulut avoir sa charge comme les autres. On le laissa donc choisir. Il prit le panier au pain : c'était le fardeau le plus pesant. Chacun crut qu'il l'avait fait par bêtise: mais dès la dinée, le panier fut entamé, et le Phrygien déchargé d'autant; ainsi le soir, et de même le lendemain, de façon qu'au bout de deux jours il marchait à vide. Le bon sens et le raisonnement du personnage furent admirés.

Quant au marchand, il se défit de tous ses esclaves, à la réserve d'un grammairien, d'un chantre, et d'Ésope, lesquels il alla exposer en vente à Samos. Avant que de les mener sur la place, il fit habiller les deux premiers le plus proprement qu'il put, comme chacun farde sa marchandise: Ésope, au contraire, ne fut vêtu que d'un sac, et placé entre ses deux compagnons, afin de leur donner lustre. Quelques acheteurs se présentèrent, entre autres un philosophe appelé Xantus. Il demanda au grammairien et au chantre ce qu'ils savaient faire. Tout, reprirent-ils. Cela fit rire le Phrygien: on peut s'imaginer de quel air. Planude rapporte

il

qu'il s'en fallut peu qu'on ne prît la fuite, tant il fit une effroyable grimace. Le marchand fit son chantre mille oboles, son gram mairien trois mille; et, en cas que l'on achetât l'un des deux, devait donner Ésope par-dessus le marché. La cherté du grammairien et du chantre dégoûta Xantus. Mais, pour ne pas retourner chez soi sans avoir fait quelque emplette, ses disciples lui conseillèrent d'acheter ce petit bout d'homme, qui avait ri de si bonne grâce: on en ferait un épouvantail; il divertirait les gens par sa mine. Xantus se laissa persuader, et fit prix d'Ésope à soixante oboles. Il lui demanda, devant que de l'acheter, à quoi il lui serait propre, comme il l'avait demandé à ses camarades. Ésope répondit: A rien, puisque les deux autres avaient tout retenu pour eux. Les commis de la douane remirent généreusement à Xantus le sou pour livre, et lui en donnèrent quittance sans rien payer.

Xantus avait une femme de goût assez délicat, et à qui toutes sortes de gens ne plaisaient pas : si bien que de lui aller présenter sérieusement son nouvel esclave, il n'y avait pas d'apparence, à moins qu'il ne la voulût mettre en colère et se faire moquer de lui. Il jugea plus à propos d'en faire un sujet de plaisanterie, et alla dire au logis qu'il venait d'acheter un jeune esclave, le plus beau du monde et le mieux fait. Sur cette nouvelle, les filles qui servaient sa femme se pensèrent battre à qui l'aurait pour son serviteur; mais elles furent bien étonnées quand le personnage parut. L'une se mit la main devant les yeux, l'autre s'enfuit, l'autre fit un cri. La maîtresse du logis dit que c'était pour la chasser qu'on lui amenait un tel monstre; mais qu'il y avait longtemps que le philosophe se lassait d'elle. De parole en parole, le différend s'échauffa jusques à tel point que la femme demanda son bien, et voulut se retirer chez ses parents. Xantus fit tant par sa patience, et Ésope par son esprit, que les choses s'accommodèrent. On ne parla plus de s'en aller; et peut-être que l'accoutumance effaça à la fin une partie de la laideur du nouvel esclave.

Je laisserai beaucoup de petites choses où il fit paraitre la vivacité de son esprit; car, quoiqu'on puisse juger par là de son caractère, elles sont de trop peu de conséquence pour en informer la postérité. Voici seulement un échantillon de son bon sens, et de l'ignorance de son maître. Celui-ci alla chez un jardinier se choisir lui-même une salade; les herbes cueillies, le jardinier le pria de lui satisfaire l'esprit sur une difficulté qui regardait la philosophie aussi bien que le jardinage: c'est que les herbes qu'il plantait et qu'il cultivait avec un grand soin ne profitaient point,

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