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pour lui, à force de soins et de prévenances, une autre la Sablière. A la mort de cette dame, elle recueillit le vieillard, et l'environna d'amitié jusqu'au dernier moment. C'est chez elle que l'auteur de Joconde, touché enfin de repentir, revêtit le cilice qui ne le quitta plus. Les détails de cette pénitence sont touchants; La Fontaine la consacra publiquement par une traduction du Dies iræ, qu'il lut à l'Académie, et il avait formé le dessein de paraphraser les psaumes avant de mourir. Mais, à part le refroidissement de la maladie et de l'âge, on peut douter que cette tâche, tant de fois essayée par des poëtes repentants, eût été possible à La Fontaine ou même à tout autre d'alors. A cette époque de croyances régnantes et traditionnelles, c'étaient les sens d'ordinaire, et non la raison, qui égaraient; on avait été libertin, on se faisait dévot; on n'avait point passé par l'orgueil philosophique ni par l'impiété sèche; on ne s'était pas attardé longuement dans les régions du doute; on ne s'était pas senti maintes fois défaillir à la poursuite de la vérité. Les sens charmaient l'âme pour eux-mêmes, et non comme une distraction étourdissante et fougueuse, non par ennui et désespoir. Puis, quand on avait épuisé les désordres, les erreurs, et qu'on revenait à la vérité suprême, on trouvait un asile tout préparé, un confessionnal, un oratoire, un cilice qui matait la chair; et l'on n'é tait pas, comme de nos jours, poursuivi encore, jusqu'au sein d'une foi vaguement renaissante, par des doutes effrayants, d'éternelles obscurités et un abîme sans cesse ouvert; je me trompe : il y eut un homme alors qui éprouva tout cela, et il manqua en devenir fou: cet homme, c'était Pascal.

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PRÉCIS SUR LA FONTAINE

PAR DIDEROT.

Jean de La Fontaine naquit le 8 juillet 1621, à Château-Thierry. Sa famille y tenait un rang honnête.

Son éducation fut négligée; mais il avait reçu le génie qui répare tout.

Jeune encore, l'ennui du monde le conduisit dans la retraite : le goût de l'indépendance l'en tira.

Il avait atteint l'âge de vingt-deux ans, lorsque quelques sons de la lyre de Malherbe, entendus par hasard, éveillèrent en lui la muse qui sommeillait.

Bientôt il connut les meilleurs modèles: Phèdre, Virgile, Horace et Térence, parmi les Latins; Plutarque, Homère et Platon, parmi les Grecs; Rabelais, Marot et D'Urfé, parmi les Français; le Tasse, Arioste et Boccace, parmi les Italiens.

Il fut marié, parce qu'on le voulut, à une femme belle, spirituelle et sage, qui le désespéra.

Tout ce qu'il y eut d'hommes distingués dans les lettres le recherchèrent et le chérirent. Mais ce furent deux femmes qui l'empêchèrent de sentir l'indigence.

La Fontaine, s'il reste quelque chose de toi, et s'il t'est permis de planer un moment au-dessus des temps, vois les noms de la Sablière et d'Hervart passer avec le tien aux siècles à venir !

La vie de La Fontaine ne fut, pour ainsi dire, qu'une distraction continuelle. Au milieu de la société, il en était absent. Presque imbécile pour la foule, l'auteur ingénieux, l'homme aimable ne se laissait apercevoir que par intervalle et à des amis. Il eut peu de livres et peu d'amis.

Entre un grand nombre d'ouvrages qu'il a laissés, il n'y a personne qui ne connaisse ses Fables et ses Contes, et les particularités de sa vie sont écrites en cent endroits.

Il mourut le 16 mars 1695 (1).

Gardons le silence sur ses derniers instants, et craignons d'irriter ceux qui ne pardonnent point!

Ses concitoyens l'honorent encore aujourd'hui dans sa postérité. Longtemps après sa mort, les étrangers allaient visiter la chambre qu'il avait occupée.

Une fois chaque année, j'irai visiter sa tombe.

Ce jour-là je déchirerai une fable de La Motte, un conte de Vergier ou quelques-unes des meilleures pages de Grécourt.

Il fut inhumé dans le cimetière de Saint-Joseph, à côté de Molière. Ce lieu sera toujours sacré pour les poëtes et pour les gens de goût.

(1) Ici Diderot se trompe en reproduisant une date consignée à tort par les biographes du xvne et du xvine siècle. L'extrait du registre des sépultures de la paroisse Saint-Eustache, relevé par M. Walckenaer, fixe au 14 avril de cette même année (1695) l'inhumation de La Fontaine: il était mort la veille.

A

MONSEIGNEUR LE DAUPHIN.

MONSEIGNEUR,

S'il y a quelque chose d'ingénieux dans la république des lettres, on peut dire que c'est la manière dont Ésope a débité sa morale. Il serait véritablement à souhaiter que d'autres mains que les miennes y eussent ajouté les ornements de la poésie, puisque le plus sage des anciens a jugé qu'ils n'y étaient pas inutiles. J'ose, Monseigneur, vous en présenter quelques essais. C'est un entretien convenable à vos premières années. Vous êtes en un âge où l'amusement et les jeux sont permis aux princes; mais en même temps vous devez donner quelques-unes de vos pensées à des réflexions sérieuses. Tout cela se rencontre aux fables que nous devons à Ésope (1). L'apparence est puérile, je le confesse; mais ces puérilités servent d'enveloppe à des vérités importantes.

Je ne doute point, MONSEIGNEUR, que vous ne regardiez favorablement des inventions si utiles et tout ensemble si agréables: car que peut-on souhaiter davantage que ces

(1) Le recueil des fables dont il est ici question parut en 1668. Le Dauphin à qui s'adresse l'épître dédicatoire est Louis, fils de Louis XIV et de MarieThérèse d'Autriche, né en 1661, mort en 1711.

deux points? Ce sont eux qui ont introduit les sciences parmi les hommes. Ésope a trouvé un art singulier de les joindre l'un avec l'autre la lecture de son ouvrage répand insensiblement dans une âme les semences de la vertu, et lui apprend à se connaître sans qu'elle s'aperçoive de cette étude, et tandis qu'elle croit faire tout autre chose. C'est une adresse dont s'est servi très-heureusement celui (1) sur lequel Sa Majesté a jeté les yeux pour vous donner des instructions. Il fait en sorte que vous apprenez sans peine, ou, pour mieux parler, avec plaisir, tout ce qu'il est nécessaire qu'un prince sache. Nous espérons beaucoup de cette conduite. Mais, à dire la vérité, il y a des choses dont nous espérons infiniment davantage : ce sont, MONSEIGNEUR, les qualités que notre invincible monarque vous a données avec la naissance; c'est l'exemple que tous les jours il vous donne. Quand vous le voyez former de si grands desseins; quand vous le considérez qui regarde sans s'étonner l'agitation de l'Europe et les machines qu'elle remue pour le détourner de son entreprise; quand il pénètre dès sa première démarche jusque dans le cœur d'une province (2) où l'on trouve à chaque pas des barrières insurmontables, et qu'il en subjugue une autre (3) en huit jours, pendant la saison la plus ennemie de la guerre, lorsque le repos et les plaisirs règnent dans les cours des autres princes; quand, non content de dompter les hommes, il veut triompher aussi des éléments; et quand, au retour de cette expédition où il a vaincu comme un Alexandre, vous le voyez gouverner ses peuples comme un Auguste: avouez le vrai, MONSEIGNEUR, vous soupirez pour la gloire aussi bien que lui, malgré l'impuissance de vos années; vous attendez avec impatience le temps où vous pourrez vous déclarer son rival dans l'amour de cette divine maîtresse. Vous ne l'attendez pas,

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(1) Le président de Périgni, premier précepteur du Dauphin.

(2) Allusion à la guerre de Flandre, en 1667.

3) Allusion à la conquête de la Franche-Comté, en 1668.

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