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de passions humaines et de faiblesses selon le monde; mais, lorsque l'infidélité du marquis de La Fare lui eut laissé le cœur libre et vide, elle sentit que nul autre que Dieu ne pouvait désormais le remplir, et elle consacra ses dernières années aux pratiques les plus actives de la charité chrétienne. Cette conversion, aussi sincère qu'éclatante, eut lieu en 1683. La Fontaine en fut touché comme d'un exemple à suivre; sa fragilité et d'autres liaisons qu'il contracta vers cette époque le détournèrent; et ce ne fut que dix ans après, quand la mort de Mme de la Sablière lui eut donné un second et solennel avertissement, que cette bonne pensée germa en lui pour n'en plus sortir. Mais, dès 1684, nous avons de lui un admirable Discours en vers qu'il lut le jour de sa réception à l'Académie française, et dans lequel, s'adressant à sa bienfaitrice, il lui expose avec candeur l'état de son âme:

Des solides plaisirs je n'ai suivi que l'ombre.
J'ai toujours abusé du plus cher de nos biens;
Les pensers amusants, les vagues entretiens,
Vains enfants du loisir, délices chimériques,
Les romans et le jeu, peste des républiques,
Par qui sont dévoyés les esprits les plus droits,
Ridicule fureur qui se moque des lois,
Cent autres passions des sages condamnées,
Ont pris comme à l'envi la fleur de mes années.
L'usage des vrais biens réparerait ces maux;
Je le sais, et je cours encore à des biens faux.

Si faut-il qu'à la fin de tels pensers nous quittent;
Je ne vois plus d'instants qui ne m'en sollicitent :
Je recule, et peut-être attendrai-je trop tard;
Car qui sait les moments prescrits à son départ?
Quels qu'ils soient, ils sont courts...

C'est, on le voit, une confession grave, ingénue, où l'onction religieuse et une haute moralité n'empêchent pas un reste de coup d'œil amoureux vers ces chimériques délices dont on est mal détaché. Et puis une simplicité d'exagération s'y mêle: les romans et le jeu qui ont égaré le pécheur sont la peste des républiques, une fureur qui se moque des lois. Et plus loin:

Que me servent ces vers avec soin composés?
N'en attends-je autre fruit que de les voir prisés ?
C'est peu que leurs conseils, si je ne sais les suivre,
Et qu'au moins vers ma fin je ne commence à vivre;
Car je n'ai pas vécu, j'ai servi deux tyrans:
Un vain bruit et l'amour ont partagé mes ans.
Qu'est-ce que vivre, Iris ? vous pouvez nous l'apprendre;
Votre réponse est prête, il me semble l'entendre:
C'est jouir des vrais biens avec tranquillité,
Faire usage du temps et de l'oisiveté,

S'acquitter des honneurs dus à l'Être suprême,
Renoncer aux Phyllis en faveur de soi-même,

Bannir le fol amour et les vœux impuissants,

Comme hydres dans nos cœurs sans cesse renaissants.

Sincère, éloquente, sublime poésie, d'un tour singulier, où la vertu trouve moyen de s'accommoder avec l'oisiveté, où les Phyllis se placent à côté de l'Être suprême, et qui fait naître un sourire dans une larme! Que La Fontaine n'a-t-il connu le Dieu des bonnes gens? il lui en aurait moins coûté pour se convertir.

Au premier abord, et à ne juger que par les œuvres, l'art et le travail paraissent tenir peu de place chez La Fontaine, et, si l'attention de la critique n'avait été éveillée sur ce point par quelques mots de ses préfaces et par quelques témoignages contemporains, on n'eût jamais songé probablement à en faire l'objet d'une question. Mais le poëte confesse, en tête de Psyché, que la prose lui coûte autant que les vers. Dans une de ses dernières fables au duc de Bourgogne, il se plaint de fabriquer, à force de temps, des vers moins sensés que la prose du jeune prince. Ses manuscrits présentent beaucoup de ratures et de changements; les mêmes morceaux y sont recopiés plusieurs fois, et souvent avec des corrections heureuses. Par exemple, on a retrouvé, tout entière de sa main, une première ébauche de la fable intitulée le Renard, les Mouches et le Hérisson, et en la comparant à celle qu'il a fait imprimer, on voit que les deux versions n'ont de commun que deux vers. Il est même plaisant de voir quel soin religieux il apporte aux errata : « Il s'est glissé, dit-il en tête de son second recueil, quel

«ques fautes dans l'impression. J'en ai fait faire un errata ; « mais ce sont de légers remèdes pour un défaut considé<< rable. Si on veut avoir quelque plaisir de la lecture de cet << ouvrage, il faut que chacun fasse corriger ces fautes à la « main dans son exemplaire, ainsi qu'elles sont marquées << par chaque errata, aussi bien pour les deux premières « parties que pour les dernières. » Que conclure de toutes ces preuves? Que La Fontaine était de l'école de Boileau et de Racine en poésie; qu'il suivait les mêmes procédés de composition studieuse, et qu'il faisait difficilement ses vers faciles? pas le moins du monde : La Fontaine me l'affirmerait en face, que je le renverrais à Baruch, et que je ne le croirais pas. Mais il avait, comme tout poëte, ses secrets, ses finesses, sa correction relative; il s'en souciait peu ou point dans ses lettres en vers; peu encore, mais davantage, dans ses contes; il y visait tout à fait dans ses fables. Sa paresse lui grossissait la peine, et il aimait à s'en plaindre par manie. La Fontaine lisait beaucoup, non-seulement les modernes Italiens et Gaulois, mais les anciens, dans les textes ou en traduction; il s'en glorifie à tout propos :

Térence est dans mes mains, je m'instruis dans Horace;
Homère et son rival sont mes dieux du Parnasse ;

Je le dis aux rochers, etc...

Je chéris l'Arioste et j'estime le Tasse;

Plein de Machiavel, entêté de Boccace,

J'en parle si souvent qu'on en est étourdi;
J'en lis qui sont du Nord et qui sont du Midi.

Fera-t-on de lui un savant? son érudition a pour cela de trop singulières méprises, et se permet des confusions trop charmantes. Il a écrit dans sa Vie d'Ésope : « Comme « Planude vivait dans un siècle où la mémoire des choses « arrivées à Ésope ne devait pas être encore éteinte, j'ai cru « qu'il savait par tradition ce qu'il a laissé. » En écrivant ceci, il oubliait que dix-neuf siècles s'étaient écoulés entre le Phrygien et celui qu'on lui donne pour biographe, et que le moine grec ne vivait guère plus de deux siècles avant le règne de Louis le Grand. Dans une Épître à Huet, en fa

veur des anciens contre les modernes, et à l'honneur de Quintilien en particulier, il en revient à Platon, son thème favori, et déclare qu'on ne pourrait trouver entre les sages modernes un seul approchant de ce grand philosophe, tandis que

La Grèce en fourmillait dans son moindre canton.

Il attribue la décadence de l'ode en France à une cause qu'on n'imaginerait jamais :

l'ode qui baisse un peu

Veut de la patience, et nos gens ont du feu.

D'ailleurs, en cette remarquable Épître, il proteste contre l'imitation servile des anciens, et cherche à exposer de quelle nature est la sienne. Nous conseillons aux curieux de comparer ce passage avec la fin de la deuxième Épître d'André Chénier: l'idée, au fond, est la même; mais on verra, en comparant l'une et l'autre expression, toute la différence profonde qui sépare un poëte artiste comme Chénier d'avec un poëte d'instinct comme La Fontaine.

Ce qui est vrai jusqu'ici de presque tous nos poëtes, excepté Molière et peut-être Corneille, ce qui est vrai de Marot, de Ronsard, de Regnier, de Malherbe, de Boileau, de Racine et d'André Chénier, l'est aussi de La Fontaine : lorsqu'on a parcouru ses divers mérites, il faut ajouter que c'est encore par le style qu'il vaut le mieux. Chez Molière, au contraire, chez Dante, Shakspeare et Milton, le style égale l'invention sans doute, mais ne la dépasse pas; la manière de dire y réfléchit le fond, sans l'éclipser. Quant à la façon de La Fontaine, elle est trop connue et trop bien analysée ailleurs pour que j'essaye d'y revenir. Qu'il me suffise de faire remarquer qu'il y entre une proportion assez grande de fadeurs galantes et de faux goût pastoral, que nous blâmerions dans Saint-Évremond et Voiture, mais que nous aimons ici. C'est qu'en effet ces fadeurs et ce faux goût n'en sont plus, du moment qu'ils ont passé sous celte plume enchanteresse, et qu'ils se sont rajeunis de tout le

charme d'alentour. La Fontaine manque un peu de souffle et de suite dans ses compositions; il a, chemin faisant, des distractions fréquentes qui font fuir son style et dévier sa pensée; ses vers délicieux, en découlant comme un ruisseau, sommeillent parfois, ou s'égarent, et ne se tiennent plus; mais cela même constitue une manière, et il en est de cette manière comme de toutes celles des hommes de génie ce qui, autre part, serait indifférent ou mauvais, y devient un trait de caractère ou une grâce piquante.

La conversion de Mme de la Sablière, que La Fontaine n'eut pas le courage d'imiter, avait laissé notre poëte assez désœuvré et solitaire. Ilcontinuait de loger chez cette dame; mais elle ne réunissait plus la même compagnie qu'autrefois, et elle s'absentait fréquemment pour visiter des pauvres ou des malades. C'est alors surtout qu'il se livra, pour se désennuyer, à la société du prince de Conti et de MM. de Vendôme, dont on sait les mœurs, et que, sans rien perdre au fond du côté de l'esprit, il exposa au regard de tous une vieillesse cynique et dissolue, mal déguisée sous les roses d'Anacréon. Maucroix, Racine et ses vrais amis s'affligeaient de ces dérèglements sans excuse; l'austère Boileau avait cessé de le voir. Saint-Évremond, qui cherchait à l'attirer en Angleterre, auprès de la duchesse de Mazarin, reçut de la courtisane Ninon une lettre où elle lui disait : « J'ai su que vous souhaitiez La Fontaine en « Angleterre; on n'en jouit guère à Paris; sa tête est bien « affaiblie. C'est le destin des poëtes: le Tasse et Lucrèce « l'ont éprouvé. Je doute qu'il y ait du philtre amoureux <«< pour La Fontaine, il n'a guère aimé de femmes qui en « eussent pu faire la dépense. » La tête de La Fontaine ne baissait pas comme le croyait Ninon, mais ce qu'elle dit du philtre amoureux et des sales amours n'est que trop vrai : il touchait souvent de l'abbé de Chaulieu des gratifications dont il faisait un singulier et triste usage. Par bonheur, une jeune femme riche et belle, Mme d'Hervart, s'attacha au poëte, lui offrit l'attrait de sa maison, et devint

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