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Claudine, troisième femme de Guillaume Colletet, et d'abord sa servante; Colletet épousait toujours ses servantes. Notre poëte visitait souvent le bon vieux rimeur en sa maison du faubourg Saint-Marceau, et courtisait Claudine tout en devisant, à souper, des auteurs du seizième siècle avec le mari, qui put lui donner là-dessus d'utiles conseils et lui révéler des richesses dont il profita. Pendant les six premières années de son séjour à Paris, et jusqu'à la chute de Fouquet, La Fontaine produisit peu; il s'abandonna tout entier au bonheur de cette vie d'enchantement et de fête, aux délices d'une société choisie qui goûtait son commerce ingénieux et appréciait ses galantes bagatelles; mais ce songe s'évanouit par la captivité de l'enchanteur. Sur ces entrefaites, la duchesse de Bouillon, nièce de Mazarin, ayant demandé au poëte des contes en vers, il s'empressa de la satisfaire, et le premier recueil des Contes parut en 1664: La Fontaine avait quarante-trois ans. On a cherché à expliquer un début si tardif dans un génie si facile, et certains critiques sont allés jusqu'à attribuer ce long silence à des études secrètes, à une éducation laborieuse et prolongée. En vérité, bien que La Fontaine n'ait pas cessé d'essayer et de cultiver à ses moments de loisir son talent, depuis le jour où l'ode de Malherbe le lui révéla, j'aime beaucoup mieux croire à sa paresse, à son sommeil, à ses distractions, à tout ce qu'on voudra de naïf et d'oublieux en lui, qu'admettre cet ennuyeux noviciat auquel il se serait condamné. Génie instinctif, insouciant, volage et toujours livré au courant des circonstances, on n'a qu'à rapprocher quelques traits de sa vie pour le connaître et le comprendre. Au sortir du collége, un chanoine de Soissons lui prête des livres pieux, et le voilà au séminaire; un officier lui lit une ode de Malherbe, et le voilà poëte; Pintrel et Maucroix lui conseillent l'antiquité, et le voilà qui rêve Quintilien et raffole de Platon en attendant Baruch. Fouquet lui commande dizains et ballades, il en fait; Mme de Bouillon, des contes, et il est conteur; un autre jour ce seront des fables

pour Mgr le Dauphin, un poëme du Quinquina pour Mme de Bouillon, encore un opéra de Daphné pour Lulli, la Captivité de Saint-Mal à la requête de MM. de PortRoyal; ou bien ce seront des lettres, de longues lettres négligées et fleuries, mêlées de vers et de prose, à sa femme, à M. de Maucroix, à Saint-Évremond, aux Conti, aux Vendôme, à tous ceux enfin qui lui en demanderont. La Fontaine dépensait son génie, comme son temps, comme sa fortune, sans savoir comment, et au service de tous. Si jusqu'à l'âge de quarante ans il en parut moins prodigue que plus tard, c'est que les occasions lui manquaient en province, et que sa paresse avait besoin d'être surmontée par une douce violence. Une fois d'ailleurs qu'il eut rencontré le genre qui lui convenait le mieux, celui du conte et de la fable, il était tout simple qu'il s'y adonnât avec une sorte d'effusion, et qu'il y revînt de lui-même à plusieurs reprises, par penchant comme par habitude. La Fontaine, il est vrai, se méprenait un peu sur lui-même ; il se piquait de beaucoup de correction et de labeur; et sa poétique qu'il tenait en gros de Maucroix, et que Boileau et Racine lui achevèrent, s'accordait assez mal avec la tournure de ses œuvres Mais cette légère inconséquence, qui lui est commune avec d'autres grands esprits naïfs de son temps, n'a pas lieu d'étonner chez lui, et elle confirme bien plus qu'elle ne contrarie notre opinion sur la nature facile et accommodante de son génie. Un célèbre poëte de nos jours, qu'on a souvent comparé à La Fontaine pour sa bonhomie aiguisée de malice, et qui a, comme lui, la gloire d'être créateur inimitable dans un genre qu'on croyait usé, le mème poëte populaire qui, dans ce moment d'émotion politique, est rendu, après une trop longue captivité, à ses amis et à la France (1), Béranger, n'a commencé aussi que vers quarante ans à concevoir et à composer ses immortelles chansons. Mais, pour lui, les causes

(1) Ceci a été écrit au mois de septembre 1829.

du retard nous semblent différentes, et les jours du silence ont été tout autrement employés. Jeté jeune et sans éducation régulière au milieu d'une littérature compassée et d'une poésie sans âme, il a dû hésiter longtemps, s'essayer en secret, se décourager mainte fois et se reprendre, tenter du nouveau dans bien des voies, et, en un mot, brûler bien des vers avant d'entrer en plein dans le genre unique que les circonstances ouvrirent à son cœur de citoyen. Béranger, comme tous les grands poëtes de ce temps, même les plus instinctifs, a su parfaitement ce qu'il faisait et pourquoi il le faisait: un art délicat et savant se cache sous ses rêveries les plus épicuriennes, sous ses inspirations les plus ferventes; honneur en soit à lui! mais cela n'était ni du temps ni du génie de La Fontaine.

Ce qu'est La Fontaine dans le conte, tout le monde le sait; ce qu'il est dans la fable, on le sait aussi, on le sent; mais il est moins aisé de s'en rendre compte. Des auteurs d'esprit s'y sont trompés; ils ont mis en action, selon le précepte, des animaux, des arbres, des hommes; ont caché un sens fin, une morale saine sous ces petits drames, et se sont étonnés ensuite d'être jugés si inférieurs à leur illustre devancier : c'est que La Fontaine entendait autrement la fable. J'excepte les premiers livres, dans lesquels il montre plus de timidité, se tient davantage à son petit récit, et n'est pas encore tout à fait à l'aise dans cette forme qui s'adaptait moins immédiatement à son esprit que l'élégie ou le conte. Lorsque le second recueil parut, contenant cinq livres, depuis le sixième jusqu'au onzième inclusivement, les contemporains se récrièrent, comme ils font toujours, et le mirent fort au-dessous du premier. C'est pourtant dans ce recueil que se trouve au complet la fable, telle que l'a inventée La Fontaine. Il avait fini évidemment par y voir surtout un cadre commode à pensées, à sentiments, à causerie; le petit drame, qui en fait le fond, n'y est plus toujours l'essentiel comme auparavant; la moralité de quatrain y vient au bout par un reste d'habi

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tude mais la fable, plus libre en son cours, tourne et dérive, tantôt à l'élégie et à l'idylle, tantôt à l'épître et au conte c'est une anecdote, une conversation, une lecture, élevées à la poésie, un mélange d'aveux charmants, de douce philosophie et de plainte rêveuse. La Fontaine est notre seul grand poëte personnel et rêveur avant André Chénier. Il se met volontiers dans ses vers, et nous entretient de lui, de son âme, de ses caprices et de ses faiblesses. Son accent respire d'ordinaire la malice, la gaieté, et le conteur grivois nous rit du coin de l'œil, en branlant la tête. Mais souvent aussi il a des tons qui viennent du cœur et une tendresse mélancolique qui le rapproche des poëtes de notre âge. Ceux du seizième siècle avaient bien eu déjà quelque avant-goût de rêverie; mais elle manquait chez eux d'inspiration individuelle, et ressemblait trop à un lieu commun uniforme, d'après Pétrarque et Bembe. La Fontaine lui rendit un caractère primitif d'expression vive et discrète; il la débarrassa de tout ce qu'elle pouvait avoir contracté de banal ou de sensuel; Platon, par ce côté, lui fut bon à quelque chose comme il l'avait été à Pétrarque; et quand le poëte s'écrie dans une de ses fables délicieuses:

Ne sentirai-je plus de charme qui m'arrête?
Ai-je passé le temps d'aimer ?

ce mot charme, ainsi employé en un sens indéfini et tout métaphysique, marque en poésie française un progrès nouveau qu'ont relevé et poursuivi plus tard André Chénier et ses successeurs. Ami de la retraite, de la solitude, et peintre des champs, La Fontaine a encore sur ses devanciers du seizième siècle l'avantage d'avoir donné à ses tableaux des couleurs fidèles qui sentent, pour ainsi dire, le pays et le terroir. Ces plaines immenses de blé où se promène de grand matin le maître, et où l'alouette cache son nid; ces bruyères et ces buissons où fourmille tout un petit monde; ces jolies garennes, dont les hôtes étour

dis font la cour à l'aurore dans la rosée et parfument de thym leur banquet, c'est la Beauce, la Sologne, la Champagne, la Picardie; j'en reconnais les fermes avec leurs mares, avec les basses-cours et les colombiers; La Fontaine avait bien observé ces pays, sinon en maître des eaux et forêts, du moins en poëte; il y était né, il y avait vécu longtemps, et, même après qu'il se fixé dans la capitale, il retournait chaque année vers l'automne à ChâteauThierry, pour y visiter son bien et le vendre en détail; car Jean, comme on sait, mangeait le fonds avec le revenu.

Lorsque tout le bien de La Fontaine fut dissipé, et que la mort soudaine de Madame l'eut privé de la charge de gentilhomme qu'il remplissait auprès d'elle, Mme de la Sablière le recueillit dans sa maison et l'y soigna pendant plus de vingt ans. Abandonné dans ses mœurs, perdu de fortune, n'ayant plus ni feu ni lieu, ce fut pour lui et pour son talent une inestimable ressource que de se trouver maintenu, sous les auspices d'une femme aimable, au sein d'une société spirituelle et de bon goût,avec toutes les douceurs de l'aisance. Il sentit vivement le prix de ce bienfait; et cette inviolable amitié, familière à la fois et respectueuse, que la mort seule put rompre, est un des sentiments naturels qu'il réussit le mieux à exprimer. Aux pieds de Mme de la Sablière et des autres femmes distinguées qu'il célébrait en les respectant, sa muse, parfois souillée, reprenait une sorte de pureté et de fraîcheur, que ses goûts un peu vulgaires, et de moins en moins scrupuleux avec l'âge, ne tendaient que trop à affaiblir. Sa vie, ainsi ordonnée dans son désordre, devint double, et il en fit deux parts: l'une, élégante, animée,spirituelle, au grand jour, bercée entre les jeux de la poésie et les illusions du cœur; l'autre, obscure et honteuse, il faut le dire, et livrée à ces égarements prolongés des sens que la jeunesse cmbellit du nom de volupté, mais qui sont comme un vice au front du vieillard. Mme de la Sablière elle-même, qui reprenait La Fontaine, n'avait pas été toujours exempte

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