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CHAPITRE XII.

Du Contre-temps.

CETTE ignorance du temps et de l'occasion est une manière d'aborder les gens, ou d'agir avec eux, toujours incommode et embarrassante. Un importun est celui qui choisit le moment que son ami est accablé de ses propres affaires, pour lui parler des siennes; qui va souper (1) chez sa maîtresse le soir même qu'elle a la fièvre; qui, voyant que quelqu'un vient d'être condamné en justice de payer pour un autre pour qui il s'est obligé, le prie néanmoins de répondre pour lui; qui comparoît pour servir de témoin dans un procès que l'on vient de juger; qui prend le temps des noces où il est invité, pour se déchaîner contre les femmes; qui entraîne (2) à la promenade des gens à peine arrivés d'un long voyage, et qui n'aspirent qu'à se reposer: fort capable d'amener des marchands pour offrir d'une chose plus qu'elle ne vaut (3), après qu'elle est vendue;

de se lever au milieu d'une assemblée, pour reprendre un fait dès ses commencements, et en instruire à fond ceux qui en ont les oreilles rebattues, et qui le savent mieux que lui; souvent empressé pour engager dans une affaire des personnes qui, ne l'affectionnant point, n'osent pourtant refuser d'y entrer (4). S'il arrive que quelqu'un dans la ville doive faire un festin après avoir sacrifié (5), il va lui demander une portion des viandes qu'il a préparées: une autre fois, s'il voit qu'un maître châtie devant lui son esclave, « J'ai perdu, dit-il, un « des miens dans une pareille occasion; je le << fis fouetter, il se désespéra, et s'alla pendre. » Enfin, il n'est propre qu'à commettre de nouveau deux personnes qui veulent s'accommoder s'ils l'ont fait arbitre de leur différent (6). C'est encore une action qui lui convient fort que d'aller prendre au milieu du repas pour danser (7) un homme qui est de sang-froid, et qui n'a bu modérément.

que

NOTES.

(1) Le mot grec signifie proprement porter une sérénade bruyante. Voyez les notes de Duport et de Coray.

(2) Théophraste suppose moins de complaisance à ces voyageurs, et ne les fait qu'inviter à la promenade.

(3) Le grec dit « plus qu'on n'en a donné. >>

»

(4) On rendroit mieux le sens de cette phrase en traduisant << : Il s'empresse de prendre des soins dont on ne se << soucie point, mais qu'on est honteux de refuser. >>

(5) Les Grecs, le jour même qu'ils avoient sacrifié, ou soupoient avec leurs amis, ou leur envoyoient à chacun une portion de la victime. C'étoit donc un contre-temps de demander sa part prématurément et lorsque le festin étoit résolu, auquel même on pouvoit être invité. La BRUYÈRE. Le texte grec porte : « Il vient chez ceux qui << sacrifient, et qui consument la victime, pour leur de<< mander un morceau » ; et le contre-temps consiste à demander ce présent à des gens qui, au lieu d'envoyer des morceaux, donnent un repas. Le mot employé par Théophraste pour désigner cette portion de la victime paroît être consacré particulièrement à cet usage, et avoir même passé dans le latin, DIVINA TOMACULA PORCE, dit Juvénal, sat. X, v. 355.

(6) Littéralement : « S'il assiste à un arbitrage, il brouille << des parties qui veulent s'arranger. >>

(7) Cela ne se faisoit chez les Grecs qu'après le repas, et lorsque les tables étoient enlevées. LA BRUYÈRE. Le grec dit seulement : « Il est capable de provoquer à la <«< danse un ami qui n'a encore bu que modérément » ; et

c'est dans cette circonstance que se trouve l'inconvenance. Cicéron dit (pro Murænă, ch. 6): »Nemo ferè «< saltat sobrius, nisi fortè insanit; neque in solitudine, « neque in convivio moderato atque honesto: tempestivi «< convivii, amœni loci, multarum deliciarum comes est « extrema saltatio. » Mais en Grèce l'usage de la danse étoit plus général; et le poëte Alexis, cité par Athénée, liv. IV, c..4, dit que les Athéniens dansoient au milieu de leurs repas, dès qu'ils commençoient à sentir le vin. Nous verrons au chap. 15 qu'il étoit peu convenable de sé refuser à ce divertissement.

CHAPITRE XIII.

De l'air empressé (1).

Il semble que

L

le trop grand empressement est une recherche importune, ou une vaine affectation de marquer aux autres de la bienveillance par ses paroles et par toute sa conduite. Les manières d'un homme empressé sont de prendre sur soi l'événement d'une affaire qui est au-dessus de ses forces, et dont il ne sauroit sortir avec honneur (2), et, dans une chose que toute une assemblée juge raisonnable, et où il ne se trouve pas la moindre difficulté, d'insister long-temps sur une légère circonstance, pour être ensuite de l'avis des autres (3); de faire beaucoup plus apporter de vin dans un repas qu'on n'en peut boire (4); d'entrer dans une querelle où il se trouve présent, d'une manière à l'échauffer davantage (5). Rien n'est aussi plus ordinaire qué de le voir s'offrir à servir de guide dans un chemin détourné qu'il ne connoît pas, et dont il ne peut ensuite trouver l'issue :

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