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vous les ôter; et vous souriant, Il est merveilleux, dit-il, combien vous êtes blanchi (2) depuis deux jours que je ne vous ai pas vu. Et il ajoute, Voilà encore, pour un homme de votre âge, assez de cheveux noirs. Si celui qu'il veut flatter prend la parole, il impose silence à tous ceux qui se trouvent présents, et il les force d'approuver aveuglément tout ce qu'il avance (3); et dès qu'il a cessé de parler, il se récrie, Cela est dit le mieux du monde, rien n'est plus heureusement rencontré. D'autres fois, s'il lui arrive de faire à quelqu'un une raillerie froide, il ne manque pas de lui applaudir, d'entrer dans cette mauvaise plaisanterie; et quoiqu'il n'ait nulle envie de rire, il porte à sa bouche l'un des bouts de son manteau, comme s'il ne pouvoit se contenir et qu'il voulût s'empêcher d'éclater; et s'il l'accompagne lorsqu'il marche. par la ville, il dit à ceux qu'il rencontre dans son chemin de s'arrêter jusqu'à ce qu'il soit passé (4). Il achète des fruits, et les porte chez ce citoyen, il les donne à ses enfants en sa préil les baise, il les caresse, Voilà, dit-il, de jolis enfants et dignes d'un tel père. S'il sort de sa maison, il le suit: s'il entre dans une boutique pour essayer des souliers, il lui dit,

sence,

"

Votre pied est mieux fait que cela (5). Il l'accompagne ensuite chez ses amis, ou plutôt il entre le premier dans leur maison, et leur dit, Un tel me suit, et vient vous rendre visite: et retournant sur ses pas: « Je vous ai annoncé, dit-il, et l'on se fait un grand honneur de vous recevoir. » Le flatteur se met à tout sans hésiter, se mêle des choses les plus viles, et qui ne conviennent qu'à des femmes (6). S'il est invité à souper, il est le premier des conviés à louer le vin assis à table le plus proche de celui qui fait le repas, il lui répéte souvent: En vérité, vous faites une chère délicate (7); et montrant aux autres l'un des mets qu'il soulève du plat, Cela s'appelle, dit-il, un morceau friand. Il a soin de lui demander s'il a froid, s'il ne voudroit point une autre robe, et il s'empresse de le mieux couvrir : il lui parle sans cesse à l'oreille; et si quelqu'un de la compagnie l'interroge, il lui répond négligemment et sans le regarder, n'ayant des yeux que pour un seul. Il ne faut pas croire qu'au théâtre il oublie d'arracher des carreaux des mains du

valet qui les distribue, pour les porter à sa place, et l'y faire asseoir plus mollement (8). J'ai dû dire aussi qu'avant qu'il sorte de sa mai

son il en loue l'architecture, se récrie sur toutes choses, dit que les jardins sont bien plantés; et s'il aperçoit quelque part le portrait du maître, où il soit extrêmement flatté, il est touché de voir combien il lui ressemble, et il l'admire comme un chef-d'œuvre. En un mot, le flatteur ne dit rien et ne fait rien au hasard; mais il rapporte toutes ses paroles et toutes ses actions au dessein qu'il a de plaire à quelqu'un, et d'acquérir ses bonnes graces.

I

NOTES.

(1) Édifice public qui servit depuis à Zénon et à ses disciples de rendez-vous pour leurs disputes : ils en furent appelés stoïciens; car STOA, mot grec, signifie portique. LA BRUYÈRE. Zénon est mort au plus tard au commencement de la cent trentième olympiade, après avoir enseigné pendant cinquante-huit ans. Théophraste, qui a vécu jusqu'à l'an 1 de la cent vingt-troisième olympiade' a donc vu naître l'école du Portique trente ans avant sa mort; et c'est vraisemblablement à dessein qu'il a placé ici le nom de cet édifice. On sait que Zénon a dit, au sujet des deux mille disciples de Théophraste, que le choeur de ce philosophe étoit composé d'un plus grand nombre de musiciens, mais qu'il y avoit plus d'accord et d'harmonie dans le sien; comparaison qui marque la rivalité de ces deux écoles.

(2) « Allusion à la nuance que de petites pailles font

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<< dans les cheveux. » Et un peu plus bas, « Il parle à un << jeune homme. » LA BRUYÈRE. Je croirois plutôt que le flatteur est censé s'adresser à un vieillard, et que la petite paille ne lui sert que d'occasion pour débiter un compli ment outré, en faisant semblant de s'apercevoir pour la première fois des cheveux blancs de cet homme qui en a la tête couverte.

(3) La Bruyère s'écarte ici de l'interprétation de Casaubon. D'après ce grand critique, au lieu de « il les «< force, etc. » il faut traduire «il le loue en face. »> Cette version, et notamment la correction de Sylburgius, est confirmée par les manuscrits 1983, 2977, et 1916 de la bibliothèque du roi.

(4) « Jusqu'à ce que MONSIEUR soit passé. » Traduction

de M. CORAY.

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(5) Le grec dit plus clairement, «Votre pied est mieux fait que la chaussure, »

(6) Il y a dans le grec, « Certes, il est même capable de « vous présenter, sans prendre haleine, ce qu'on vend << au marché des femmes. » Selon Ménandre, cité par Pollux*, ce qu'on appeloit le marché des femmes étoit l'endroit où l'on vendoit la poterie : et comme ce trait est distingué de tous les autres par la phrase, « Certes, «< il est même capable: >> il me paroît que Théophraste reproche au flatteur, en termes couverts, ce qu'Épictéte a dit plus clairement MATULAM PRÆBET. Le verbe de la

* Liv. X, segm. 18.

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***

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* Arrien, 1 1, chap. 2, t. I, p. 13 de l'édit. de mon père.

21.

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phrase grecque n'admet pas d'autre signification que celle de SERVIR, présenter: l'adverbe que j'ai rendu littéralement, SANS PRENDRE HALEINE, désigne ou la håte avec laquelle il rend ce service, ou l'effet d'une répugnance naturelle en pareil cas.

(7) D'après M. Coray, il faut traduire : « Il vous dit, « EN VÉRITÉ VOUS MANGEZ SANS APPÉTIT; et il vous sert << ensuite un morceau choisi, en disant, CELA VOUS FERA « DU BIEN » : ce qui rappelle ces vers de Boileau dans la satire du repas, «Qu'avez-vous donc, que vous ne man« gez point?» et « Mangez sur ma parole. >>

cru,

(8) Ce n'étoit pas, comme La Bruyère paroît l'avoir un valet attaché au théâtre qui distribuoit des coussins; mais les riches les y faisoient porter par leurs esclaves. Ovide conseille aux amants la complaisance que Théophraste semble reprocher aux flatteurs : il dit dans son Art d'aimer, « Fuit utile multis pulvinum facili com« posuisse manu, etc. »

Le savant auteur du Voyage du jeune Anacharsis, qui nous a rendus, pour ainsi dire, concitoyens de Théophraste, a emprunté, dans son chapitre XXVIII, plusieurs traits de ce caractère pour faire le portrait du parasite de Philandre.

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