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Mais cette association n'acquit jamais une influence prépondérante dans la Grèce proprement dite, et n'y laissa guère d'autres traces que quelques traités de morale qui préparèrent la forme qu'Aristote donna par la suite à cette science.

Tant que les républiques de la Grèce étoient florissantes, leur histoire nous offre des actions et des sentiments sublimes; la morale servoit de base à la législation, elle présidoit aux séances de l'Areopage, elle dictoit des oracles, et conduisoit la plume des historiens; ses préceptes étoient gravés sur les Hermès, prêchés publiquement par les poëtes dans les chœurs de leurs tragédies, et souvent vengés par les satires politiques de la comédie de ce temps. Mais, excepté le petit nombre d'écrits pythagoriciens dont je viens de parler, et quelques paraboles qui nous ont été conservées par des auteurs postérieurs, nous né voyons paroître dans cette période aucun ouvrage qui traite expressément de la morale. Les esprits actifs se livroient à la carrière politique où les appeloit la forme démocratique des gouvernements sous lesquels ils vivoient, ou aux arts qui promettoient aussi des récompenses publiques. Les esprits spéculatifs s'occupoient des sciences physiques, premier objet des besoins et de la curiosité de l'homme.

La morale faisoit, à la vérité, une partie essentielle de l'éducation qu'on donnoit à la jeunesse ;

mais dans les écoles, l'étude de cette science étoit presque entièrement subordonnée à celle de l'éloquence; et cette circonstance contribua beaucoup à en corrompre les principes. On n'y cherchoit ordinairement que ce qui pouvoit servir à émouvoir les passions et à faire obtenir les suffrages d'une assemblée tumultueuse. Cette perversité fut même érigée en science par ces vains et subtils déclamateurs appelés sophistes.

En même temps les guerres extérieures et civiles, l'inégalité des fortunes, la tyrannie exercée par les républiques puissantes sur les républiques foibles, et, dans l'intérieur des états, la facilité d'abuser d'un pouvoir populaire et mal déterminé, corrompoient sensiblement les mœurs; et les républiques se ressentirent bientôt, par l'altération des anciennes institutions, du changement qui s'étoit opéré dans les esprits. Mais, à côté des vices et de la corruption, les lumières que donne l'expérience, et l'indignation même qu'inspire le crime, forment souvent des hommes que leurs vertus élévent non seulement au-dessus de leur siècle, mais encore au-dessus de la vertu moins éclairée des siècles qui les ont précédés. Cependant la carrière politique est alors fermée à de tels hommes par la distance même où ils se trouvent du vulgaire, et par la répugnance que leur inspirent l'intrigue et les vils moyens qu'il faudroit employer pour s'élever aux places et pour s'y maintenir. S'ils

sont portés, par cet instinct sublime qui attache notre bonheur à celui de nos semblables, vers une activité généreuse, ils ne peuvent s'y livrer qu'en signalant les méchants, en distinguant ce qui reste de citoyens vertueux, en s'entourant de l'espoir de la génération future, et en combattant ses corrup

teurs.

Tels furent la situation et les sentiments de Socrate lorsqu'il résolut de faire descendre, selon le beau mot de Cicéron, la philosophie du ciel sur la terre, et qu'il s'érigea, pour ainsi dire, en censeur public de ses concitoyens, asservis à-la-fois par la mollesse et par la tyrannie.

Il combattit les pervers par les armes du ridicule, et s'attacha les vertueux en enflammant dans leur sein le sentiment de la moralité. Mais il chercha vainement à ramener sa patrie à un ordre de choses dont les bases avoient été détruites, et il périt victime de sa noble entreprise.

Bientôt Philippe et Alexandre reléguèrent presque entièrement dans les écoles et dans les livres les sentiments qui autrefois avoient formé des citoyens et des héros. Le philosophe qui vouloit suivre les traces de Socrate étoit condamné au rôle de Diogène; Platon et Aristote enseignèrent dans l'intérieur de l'Académie et du Lycée ; Zénon trouva peu de disciples parmi ses contemporains; et la morale d'Epicure, fondée sur la seule sensibilité physique, fut le résul

tat naturel de cette révolution, et l'expression fidèle de l'esprit du siècle qui la suivit.

Le temps des vertus privées et celui des observations fines et délicates, des systèmes, et des fictions morales, avoit succédé aux siècles des vertus publiques, des grands hommes, et des actions sublimes.

Les différents degrés du passage à ce nouvel ordre de choses sont marqués par les aimables ouvrages de Xénophon, qui écrivit comme Socrate avoit parlé ; par les dialogues spirituels de Platon, qui plaça les beautés morales dans des espaces imaginaires et dans des pays fictifs; par la doctrine lumineuse d'Aristote, entre les mains duquel la morale devint une science d'observation; et par les élégantes satires de Théophraste, dont l'entreprise a pu être renouvelée du temps de Louis-XIV.

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