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LA

PHYSIOLOGIE & LE SPIRITUALISME

A PROPOS

DE DEUX MANIFESTATIONS RÉCENTES

Discours de réception de M. CLAUDE BERNARD à l'Académie française, séance du 27 mai 1869. Des phénomènes psychologiques avant, pendant et après l'anesthésie; rapport à l'Académie de médecine et Nouvelles études sur le Spiritualisme; le Spiritualisme organique; par M. le docteur PIDOUX. Paris, 1869.

Il faut pourtant que quelqu'un essaye de mettre de l'ordre dans la question du spiritualisme, et même de la clarté dans les mots que l'on emploie pour en parler. La nécessité de cette précision ressort de deux manifestations récentes: 1° du discours de M. le docteur Claude Bernard à l'Académie française; 2° d'un rapport de M. le docteur Pidoux à l'Académie de médecine.

De plus en plus, il devient visible que la notion du spiritualisme est dérangée et altérée par les idées scientifiques, et que la science, en tâchant d'atteindre à la philosophie, emprunte et compromet les formules de la métaphysique. La tendance philosophique, louable en elle-même, peut et doit être encouragée; seulement, il faut que les savants, qui ont grande confiance en eux-mêmes, et croient pouvoir tout reconstruire, respectent deux choses importantes, d'abord

le fond des questions qu'ils abordent sur les confins de leurs études habituelles, ensuite le langage qui convient à ces questions. Le public qui, avec raison, a du respect et de l'admiration pour la science, est troublé par les affirmations de celle-ci, et, ne pouvant discerner où s'arrête la preuve et où se rencontre l'hypothèse, dérangé de ses idées anciennes, sans comprendre les nouvelles, fait un mélange du tout, et bientôt recueille l'hésitation, le doute ou l'erreur. Cet état est regrettable, et nous voulons en montrer l'existence pour le spiritualisme qui, chaque jour, s'en va, sous la double influence des savants qui l'attaquent, ou en parlent sans le comprendre, de ses partisans déclarés eux-mêmes qui ne savent plus dire où est sa force.

L'on devait attendre avec autant d'impatience que de curiosité, l'occasion qui était offerte à M. Bernard par son discours de réception à l'Académie française. La parole portée dans ces circonstances, on le sait, devient un manifeste dans lequel le récipiendaire est conduit à exprimer le fond de ses pensées. Plusieurs fois déjà, dans ses travaux de physiologie, M. le docteur Bernard a cotoyé la psychologie et la question de la nature de l'esprit humain. Toujours, il a été réservé dans son langage, ne prenant parti pour aucune doctrine nominale, et spécifiant qu'il entend seulement parler des conditions de manifestation des facultés mentales. Néanmoins, comme il est difficile, sinon impossible, de n'avoir pas une théorie préférée sur ces choses; que, d'ailleurs, à plusieurs reprises, les compliments des philosophes spiritualistes sont allés au-devant de lui, on peut croire qu'il a dû s'interroger avec scrupule, avant de porter la parole devant l'Académie, et qu'alors tout a une signification dans le manifeste récent, même ce qui n'y est pas.

I

L'audition ou une simple lecture ne suffiraient pas pour faire comprendre le discours du récipiendaire: on est obligé d'en faire une étude compiète, et même de le rapprocher des opinions émises par l'auteur dans plusieurs ouvrages. Ainsi éclairé, ce discours se montre comme un exposé de science et de doctrine sur la manière dont il faut concevoir les phénomènes de l'intelligence. Nous allons suivre l'auteur dans les développements de sa pensée, en indiquant avec franchise, à propos du plus éminent de nos physiologis t es

comment la physiologie est insuffisante pour traiter un pareil sujet. Deux idées sont dominantes chez M. le docteur Bernard que les phénomènes intellectuels sont disséminés avec la vie et en proportion de son développement; que ces phénomènes sont des phénomènes vitaux. Le passage suivant ne laisse aucun doute à cet égard. «D'abord, au plus bas degré, les manifestations instinctives, obscures, inconscientes bientôt l'intelligence consciente apparaissant chez les animaux d'un ordre plus élevé; et enfin, chez l'homme, l'intelligence éclairée par la raison, donnant naissance à l'acte rationnellement libre, acte le plus mystérieux de l'économie animale et peutêtre de la nature entière1. » Un peu plus loin, suivant toujours sa pensée, il dit ceci : « Quant à l'intelligence elle-même, si on la considère d'une manière générale et comme une force qui harmonise les différents actes de la vie, les règle, les approprie à leur but, les expériences physiologiques nous démontrent que cette force n'est point concentrée dans le seul organe cérébral supérieur, et qu'elle réside, au contraire, à des degrés divers, dans une foule de centres nerveux inconscients, échelonnés dans tout l'axe cérébro-spinal, et qui peuvent agir d'une manière indépendante, quoique coordonnés et subordonnés hiérarchiquement les uns aux autres. » On pourrait trouver dans ce passage une trace et un souvenir du vitalisme ancien; nous le citons seulement pour montrer que nous avons représenté fidèlement l'opinion de M. Bernard. Voici un autre passage plus significatif encore: « La tendance de la physiologie moderne est donc bien caractérisée : elle veut expliquer les phénomènes intellectuels au même titre que les autres phénomènes de la vie, et si elle reconnaît avec raison qu'il y a des lacunes plus considérables dans nos connaissances relativement aux mécanismes fonctionnels de l'intelligence, elle n'admet pas pour cela que ces mécanismes soient par leur nature ni plus ni moins inaccessibles à notre investigation que ceux de tous les autres actes vitaux. »

Il n'y a, par conséquent, pas à en douter; pour M. Bernard, l'intelligence fait partie des actes vitaux, la physiologie peut et doit en étudier « le mécanisme, » et elle y peut parvenir par la méthode expérimentale. Et, attendu, nous allons le voir tout à l'heure, que le représentant de la physiologie moderne ne voit aucune limite appréciable entre l'intelligence et la conscience, on conçoit qu'il ait écrit cette phrase: « Nous croyons donc pouvoir conclure qu'il n'y a réellement pas de ligne de séparation à établir entre la physiologie et la psychologie. » Ce qui veut dire, pour aller au fond de la

1 Le soulignement des mots n'est pas dans le discours. Nous en avertissons, et nous l'employons pour faire ressortir certains endroits remarquables.

pensée de l'auteur, que la seconde est conquise par la prumière. Or, devant la gravité de telles assertions, on est en droit de demander où est la démonstration de cette doctrine. Celle-ci se déduit, sans doute, de considérations diverses, que chacun connaît plus ou moins; mais elle s'appuie de préférence, aujourd'hui, sur la physiologie expérimentale, qui est devenue ainsi la source d'une philosophie de l'homme. Flourens, le premier, a ouvert la voie à ces inductions, par ses expériences sur le cerveau des vertébrés. Toutefois, il n'avait pas aperçu les conséquences extrêmes que devaient en faire sortir les physiologistes modernes, et notamment celui qui, après l'avoir remplacé comme secrétaire perpétuel à l'Académie des sciences, vient de lui succéder à l'Académie française.

Avant tout, il faut voir quelle est l'expérience elle-même de Flourens. A une poule, il enleva les deux lobes cérébraux à la fois. L'animal devint à l'instant sourd et aveugle, prit l'air assoupi et bientôt s'endormit tout à fait. Le surlendemain, la poule avait repris des forces, puis elle alla parfaitement bien et fut conservée ainsi six mois en état d'embonpoint. Mais, pendant ce temps, elle ne donna aucun signe de « volonté manifeste »; les caresses du mâle lui étaient indifférentes; elle ne savait ni s'abriter, ni manger ellemême. Si on lui mettait la nourriture sous la langue ou dans le bec, elle n'avalait pas; elle avalait seulement quand on lui enfonçait le grain dans le gosier. Flourens fait remarquer que la poule, ainsi mutilée, «< destituée de toute perception, de toute intelligence, n'en conservait pas moins toutes ses facultés locomotrices, et que, pourvu qu'on l'y excitât, elle courait, volait, sautait, marchait avec une régularité parfaite 1. »

Après beaucoup d'autres, M. le docteur Vulpian, expérimentant de la même manière chez des oiseaux, des grenouilles, de jeunes mammifères, a obtenu le même résultat. La perception, la volonté sont abolies; les mouvements qui persistent ne sont plus volontaires, mais automatiques. M. Vulpian fait ressortir ce dernier point, en interprétant certains mouvements en apparence voulus et dirigés que font les animaux en expérience, et que quelques-uns ont considérés à tort comme indiquant la persistance d'un reste de volonté. Eu égard aux perceptions, Flourens avait été un peu trop loin en affirmant que l'animal, mutilé comme ci-dessus, «ne voit, ni n'entend, ni n'odore, ni ne goûte, ni ne touche plus. » Avec M. Longet, M. Vulpian dit que cet animal a des sensations passives,

1 Flourens. (Recher. expérim. sur les propr. et fonct. du syst. nerveux. 2o édit Paris, 1812, page 123.)

2 Vulpian. (Leç, de Physiol. génér, et comp. du syst. nerv. Paris, 1865, page 670.)

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